Nous nous réjouissions de savourer le "Saumon du Pacifique Chilien" en ignorant qu'aucune espèce de saumon n'est native du Chili. Le saumon d'élevage a été introduit dans les eaux de ce pays, il y a une quarantaine d'années, sous le régime de Pinochet en vue de développer une activité d'exportation (1). Les conseillers économiques du Général, abreuvés aux théories ultra-libérales de Milton Friedman, adhéraient au principe de la spécialisation des pays producteurs à l'échelle mondiale, spécialisation qui conduit à la dépendance du pays producteur vis-à-vis des pays acheteurs et donc à la création d'une forme de subordination économique dans le prolongement de la domination coloniale. Les dirigeants suivants du pays ont cru en ces orientations; aujourd'hui encore la politique du gouvernement est de promouvoir cette industrie qui représente le second poste des exportations nationales, après le cuivre. Le Chili est devenu le second producteur au monde de saumon, après la Norvège. De fait, une bonne partie de la production chilienne se fait sous l'égide d'une société norvégienne. Le cadre législatif chilien, moins strict que le norvégien en ce qui concerne les conditions de travail des ouvriers aussi bien qu'en ce qui concerne les conditions sanitaires de l'élevage lui-même, permet une production à moindre coût. Le résultat économique espéré de cette industrie nationale est ainsi sapé pour le peuple chilien du fait de la récupération des profits par une entreprise étrangère. Des ouvriers chiliens se font exploiter pour que des norvégiens, déjà riches, prospèrent encore plus…
La région de Chiloé est particulièrement dépendante de la bonne santé de l'industrie du saumon. En effet, les eaux abritées de l'archipel permettent l'installation aisée de fermes aquacoles un peu partout dans les canaux entre les iles, à faible distance de petites agglomération sources de main d'œuvre, où sont implantées les usines de conditionnement et à portée de l'infrastructure routière qui permettra l'expédition vers le nord, puis vers l'étranger. Ça gâche sérieusement le paysage littoral (2) tout en compliquant la navigation. Ça endommage aussi terriblement le biotope, car les excédents de nourriture et les déjections de ces animaux serrés comme des sardines dans leurs cages immergées se retrouvent dans le fond de la mer, s'accumulant en une couche de vase noire qui ne laisse plus passer ni oxygène ni lumière et finit par tout tuer, comme nous expliquent les plongeurs des équipes de maintenance : « Sous un élevage de saumons, plus rien ne survit ». Ces animaux d'élevage, qu'on produit en si grand nombre (3), doivent être nourris. Comme ils sont carnivores, on leur sert des farines issues de poissons ... sauvages, eux ! L'élevage de saumon, contrairement à un argument souvent avancé par les promoteurs de cette activité, ne réduit donc pas vraiment la pression sur les ressources halieutiques sauvages.
On dirait que la nature se rebiffe. Le saumon d'ici n'est pas l'espèce « saumon du pacifique », qui, lui, est originaire de l'Alaska. C'est le « saumon atlantique ». Les norvégiens qui l'ont implanté ont-ils anticipé que, de ce fait, leurs élevages aux antipodes seraient fragiles aux mêmes maladies et parasites? Il a suffi qu'un virus soit malencontreusement importé de Norvège en 2007 pour qu'une véritable hécatombe décime les élevages chiliens et stoppe la croissance de l'activité qui s'apprêtait à dépasser la production norvégienne. Vingt mille travailleurs se sont retrouvés au chômage pendant plusieurs mois. Maintenant que le microbe s'est implanté dans la région, il n'en disparait plus. Sans compter le pou du saumon qui prolifère à proximité des élevages. Il affaiblit les défenses immunitaires et résiste déjà à la plupart des traitements pharmaceutiques connus. Les éleveurs répondent souvent en gavant les poissons d'antibiotiques (4), ce qui tend, comme chacun sait, à favoriser le développement de souches résistantes. Un cercle vicieux est semble-t-il aussi en train de s'installer entre la fameuse marea roja , le réchauffement des eaux et la fragilité sanitaire des élevages. La dernière hécatombe, en mai dernier, provoquée par la prolifération d'une algue toxique a donné lieu au relâchement de milliers de tonnes de cadavres de saumons dans des eaux déjà contaminée par la marée rouge. La décomposition des cadavres a provoqué une résurgence et une extension massive de la toxine, qui contamine et rend invendables les mollusques bivalves, lesquels font également l'objet de pêche et d'élevage et dont dépendent économiquement des milliers de familles.
Un biologiste de ce secteur nous a avoué être préoccupé des doses d'antibiotiques libérées dans le milieu aquatique par les déjections des poissons. Il évoque la possibilité que des souches microbiennes résistantes aux traitements et transmissibles à l'homme se développent un jour dans cette région, avec des conséquences sur la santé publique à l'échelle mondiale. Je crois comprendre que la zone de Chiloé est devenue tellement problématique au plan sanitaire que les compagnies soucieuses de qualité de la production (une clientèle européenne plus vigilante parvient à s'exprimer) commencent à solliciter des autorisations d'implantation d'élevage dans les canaux du grand sud, jusque dans le Détroit de Magellan (5). Et quand ils auront fini de contaminer ces canaux, ils iront où ? En antarctique ? On parle de petits arrangements entre les investisseurs et les élus locaux, que le sous-secrétariat à la pêche approuverait, au nom du développement économique. Sous nos yeux, passe ainsi le rouleau compresseur du capitalisme, qui fait croire qu'on rend accessible à tous un produit « de luxe » avec des méthodes modernes prétendument respectueuses des ressources naturelles alors qu'on se soucie manifestement plus de profit que des effets secondaires considérables.
Si nous avons réussi, par ce petit texte, à rendre claire l'idée que le saumon d'élevage est en fait très couteux pour la nature et peut-être même pour la santé humaine, même lorsqu'il est proposé à un prix accessible et ne devrait par conséquent être consommé qu'avec parcimonie, nous n'aurons pas perdu notre temps.
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Ainsi en est-il également du castor, qui a été introduit en Terre de Feu sous le régime de Pinochet également pour développer une activité de chasse et un commerce de peaux. Laquelle activité ne s'étant pas développée, le Castor, laissé à lui-même sans prédateurs naturels s'est gaillardement multiplié au détriment du biotope, notamment des forêts. Il est désormais trop tard pour rattraper l'erreur.
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A dire vrai, le gâchis du paysage est aussi le fait de la mytiliculture qui envahit également chaque bras de mer et chaque anse. Mais les moules ne sont pas nourries artificiellement ni traitées aux antibiotiques.
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Le saumon sauvage était autrefois si abondant qu'il existait même des lois limitant le nombre de fois par semaine qu'on pouvait en servir aux domestiques et aux détenus. Mais la capacité de renouvellement naturel des pêcheries a été dépassée par les prélèvements d'une population occidentale en croissance (et la pollution des fleuves et rivières). Les réserves de saumon sauvage allant s'amenuisant, que ça soit en Europe ou dans le grand nord américain, ce poisson est progressivement devenu un produit de luxe, réservé aux meilleures tables et aux jours de fête. La consommation était ainsi freinée par les prix. Mais lorsque l'élevage a rendu possible une augmentation de la production à des prix plus abordables, la consommation mondiale de saumon est partie en flèche.
- Nos lectures nous ont révélé des chiffres ahurissants. Le site du Monde évoquait en aout 2009 une consommation d'antibiotiques 600 fois supérieures à celles de la Norvège, pour un tonnage produit comparable. Même si des "efforts" ont été faits depuis, les dosages actuels sont encore loin d'êtres comparables. Les réticences du gouvernement chilien à publier des chiffres trahissent la difficulté à assainir le secteur.
- L'autre industrie d'exportation polluante du pays, celle du cuivre, est également en train de lorgner sur les canaux du sud. Nous avons croisé quelques bateaux de pêche reconvertis au transport de géologues et minéralogistes envoyés par les compagnies minières pour prospecter.