Si on en croit un bon nombre de nos interlocuteurs, cette région du monde est une véritable tête de pont des extra-terrestres. Rolando, déjà, nous expliquait avec une émouvante conviction que plusieurs sites de l'ile de Chiloé sont connectés aux étoiles. Quand nous avons commencé à mentionner l'idée de sillonner l'archipel des Chonos jusqu'à l'Ile Kent, d'autres langues se sont déliées. Il faut aller au bout de la lagune et marcher à travers la forêt, jusqu'à la plage qui fait face au pacifique, nous a-t'on ordonné. C'est là qu' « ils » atterrissent ! D'autres amis ont insisté pour nous montrer des web-vidéos sur cette légende moderne, évoquant une récente guérison miraculeuse et des communications radio étranges, entre un chilien et un être venu de l'espace pour veiller sur les humains. L'être en question s'appelant Ariel, nous y avons vu un signe. Ajouter un parfum de mystère à notre petit projet d'aventure nous amusait bien. Le côté aventure, pour nous c'était que l'île Kent n'est pas décrite dans le fameux « livre bleu » qui a été notre bible nautique depuis l'Argentine. Nous étions persuadés, en visant cette île, de sortir des sentiers battus. Aussi, nous avions recherché des photos satellites très détaillées pour repérer des indentations du rivage potentiellement propices à un amarrage aux arbres en sécurité pour Skol et sentions de petits frissons nous courir le long de l'échine à l'idée qu'une fois engagés dans le Canal Ninualac, nous serions livrés à nous-mêmes pour trouver où passer les nuits. Quelques doutes nous venaient parfois. Ariel évoquait fugacement l'idée que s'il y avait des vidéos sur YouTube, c'est toute une marina qu'on allait trouver au fond de la lagune, ha ! ha ! Mais je chassais vite cette idée en pensant que la lagune, bien qu'immense, n'était accessible qu'en annexe. En tout cas nous n'envisagions pas d'y entrer bien loin avec Skol, faute de carte indiquant les profondeurs. Il y a une limite à notre intrépidité, même si nos six mois d'expérience du grand sud permettent d'élever un peu le niveau des risques acceptables.
Un yacht de tourisme nous dépasse dans le canal Ninualac. Zut, on ne sera pas seuls à Kent. En plus ils dérangent les baleines en s'approchant délibérément et avec insistance des souffles qui jaillissent en bordure du canal. Comme les baleines finissent par plonger, ils reprennent leur route et pénètrent une demi-heure avant nous dans la baie qui précède la lagune, baie où nous comptons séjourner. Lorsque nous entrons à notre tour, le bateau de tourisme n'est visible nulle part. Ah, tiens ? Où peut-il bien être ? Entré dans la lagune ou déjà capturé par les martiens ? Nous prenons place pour la nuit dans une petite encoche parfaitement dimensionnée pour Skol. Un reste d'amarre de pêcheurs accroché à une grosse branche nous révèle que nous ne sommes pas les premiers à choisir ce coin. Ça casse un peu l'idée d'aventure et en même temps ça rassure. Quelques heures plus tard, un voilier traverse la baie sous nos yeux pour en sortir, levant le mystère de la disparition du yacht - il y a bien un accès à la lagune - et nous ramenant encore plus sur terre : c'est presque une autoroute, ou quoi ? Ariel reparle d'une marina là-bas au fond et nous nous mettons à éplucher les autres documents dont nous disposons pour voir si par hasard il n'y n'aurait pas quelque chose à propos de l'entrée de cette lagune. Ayant déniché trois lignes de texte et un croquis, nous vérifions les horaires de marée et décidons d'y aller voir dès le lendemain.
Le soir-même, nous avons une véritable visite non humaine. Juste après le crépuscule, alors que nous lisons tranquillement dans le carré, mon homme frémit et tend l'oreille, m'invitant à écouter moi aussi. Ça gratte sous la coque. Nous chuchotons et nous tournons doucement vers les hublots, nos merveilleux hublots de coque, fenêtres précieuses sur notre environnement. De petites rides concentriques sur l'eau calme trahissent un mouvement, puis des frottements et de petits chocs. Ariel me désigne l'arrière. Je me penche et c'est là que je la vois, agrippée à un bras vertical de Barkaï comme un grand écureuil à un tronc d'arbre mince. Elle disparait de ma vue en se hissant d'un vif rétablissement … jusqu'au pont ! Et nous entendons alors ses petits pas au-dessus de nos têtes. Elle est gonflée, celle-là !, pensons-nous avec un grand sourire. Ce genre d'épisode nous réjouit au plus haut point. Nous adorons que les animaux viennent nous voir, puisque nous n'allons jamais à leur rencontre. Comme nous sommes chez nous, je tente tout de même une ouverture len-ti-ssime du capot et sors la tête délicatement. A mi-chemin du rat et du chat, le corps fuselé et le poil sombre, la petite loutre s'agite, furetant partout, explorant les recoins du cockpit, parcourant le pont dans toute sa longueur pour renifler l'odeur du guindeau, déposant une crotte dans les plis du foc. Loin de se laisser effaroucher par ma tête qui émerge, elle me fait face plusieurs fois avec son petit museau effronté, même quand je lui parle doucement. Il fait trop sombre pour tenter de la photographier et c'est mieux comme ça, non ? Son inspection terminée, elle se laisse glisser vers l'eau et s'éloigne à la nage.
Le lendemain, nous entrons dans la lagune sans véritable intention d'aller tout au bout, là où nous imaginons que se trouve le bateau qui est entré la veille. Le site est assez magique. Un paysage qui évoque la préhistoire. Ainsi était déjà ce territoire à l'époque des dinosaures, me dis-je en le contemplant. Nous sommes résolus à chercher une petite anse, avec une plage peut-être, pour faire notre Tai-Chi et si possible une bande forestière mince, permettant un accès aux hauteurs pelées avec un espoir de pouvoir atteindre la fameuse plage des extra-terrestres en passant par la terre. Mais les rives de la lagune défilent sans que cette combinaison idéale se présente à nous. Les plages sont trop exposées, la végétation trop impénétrable et les distances trop grandes pour espérer marcher jusqu'au pacifique. Juste avant de déboucher en vue du yacht ennemi, dont le signal AIS clignote sur notre écran d'ordinateur à deux milles devant nous, derrière le dernier promontoire, nous bifurquons sur la droite et nous réfugions dans un fjord secondaire. Ouf. L'objectif est plus proche et nous sommes toujours hors de vue des touristes. Pour le moment.
Deux jours plus tard, résignés à affronter la civilisation à petite dose, nous quittons notre petit abri pour quelques heures. Fin janvier, plein cœur de l'été. Le jeu des promontoires nous dévoile petit à petit la ruine de notre idéal. Ce ne sont pas un ou deux bateaux, qui sont à l'ancre au bout de la lagune sauvage, mais huit ! Il ne manque plus qu'une paillotte sur la plage, tenue par un ancien aventurier chargé d'histoires de naufrages ou de récits de rencontres du troisième type, pour accompagner la bière fraîche. Nous faisons contre mauvaise fortune bon cœur en allant jeter l'ancre beaucoup plus près de la terre que tout le monde, histoire de les oublier dans notre dos. Puis nous examinons pensivement la situation en grignotant dans le cockpit le pique-nique que nous avions prévu de prendre sur la plage. Evidemment, tout espoir de rencontre insolite est définitivement perdu. Comment voulez-vous que des Etres De l'Espace se sentent à l'aise au milieu d'une pareille foule de terriens ? Le chemin qui mène au pacifique sera trop facile à trouver et nous n'aurons pas besoin de la machette pour tailler notre route dans la jungle. Pendant nos réflexions et nos mastications, les équipages des six voiliers et les clients des deux yachts émergent de la forêt les uns après les autres et retournent à leurs embarcations respectives, pour l'almuerzo, nous laissant le champ libre une petite heure, estimons-nous. Ça suffit pour accomplir la seule chose que nous avons encore envie de faire ici, en l'occurrence un long Tai-Chi de l'autre côté, face à l'océan qui gronde, devant les dauphins qui maraudent entre les rochers et sous le regard d'un vautour chauve perché sur la croix d'un petit mémorial. Nous échappons de justesse à la logique citadine qui s'empare inévitablement de ce genre de situation : un messager envoyé par le plus gros yacht, celui qui a l'hélicoptère sur son pont supérieur et une grappe de jet-skis accrochés à l'arrière, fait justement la tournée des navires sur sa moto nautique, tentant de convaincre les équipages de se retrouver le soir sur la plage pour un asado partagé. Merci, mais nous ne restons pas. Sur ce, nous nous payons le plaisir d'un départ tout-à-la-voile pour redonner un brin de panache à la journée.