Notre séjour prolongé à un ponton professionnel est l'occasion d'observations intéressantes, plus approfondies que les contacts fugaces que nous avons connus antérieurement avec les équipages des bateaux de pêche et de labeur rencontrés dans les canaux ou nos rapports marchands de l'an dernier avec les artisans de Puerto Natales et Puerto Montt, qui sont intervenus respectivement sur notre poêle, notre grand-voile et notre arbre d'hélice. Ces interventions avaient bousculé quelque peu notre idée du professssionnalisme.
Certes, nous avions déjà fait l'expérience, en d'autres occasions et dans d'autres pays - y compris en France - de la nécessité de garder un œil sur le travail des artisans, voire de prendre nous-mêmes en charge une partie des opérations. Ce qui nous avait frappé dans ces premières expériences chiliennes, c'est que le professionnel pris en défaut sur un point essentiel de son métier (1) pouvait montrer une incroyable absence d'embarras et s'abstenir de toute forme d'excuse. A contrario, les trois prestations que nous avons sollicitées en Argentine, pour respectivement faire fabriquer une cheminée, un taud de grand-voile et sauver Suzette - notre petit moteur hors-bord - d'un joint de culasse brisé, présentaient le niveau de parachèvement attendu. Nous ne pouvions cependant pas nous permettre de généraliser sur la base de trois anecdotes dans chaque pays, tout de même. Maintenant que nous sommes riches de dizaines d'observations supplémentaires, dans le domaine des travailleurs de la mer mais aussi dans d'autres secteurs d'activités, la généralisation serait un peu moins abusive. Notamment, nos interrogations convergent autour de l'idée du travail suffisamment bien fait. Bien que les anecdotes de ce texte ne portent que sur les opérations effectuées sur le ponton et les bateaux qui y sont amarrés, de nombreux autres incidents survenus ailleurs nous ont semblé converger également, au point qu'Ariel est devenu un peu parano. "Qu'est-ce qui va encore mal tourner? " s'inquiétait-t'il tous les jours pendant une partie de l'hiver.
Parmi ceux qui oeuvrent sur le ponton de Don Esteban, les équipes terriennes, relativement stables, ont fini par s'habituer à notre présence et à notre désir que nos amarres ne soient pas brûlées par leurs travaux de soudure, que nos plexiglas ne soient pas étoilés par les étincelles de la disqueuse, que notre ligne électrique ne soit pas abandonnée à l'eau de mer et de pluie et que la suie des pots d'échappement ne soit pas, comme un fait exprès, déposée devant notre point d'accès au bateau, en fin de journée hivernale, juste avant la nuit noire. On a dû passer pour des grincheux tant on a eu de demandes à leur faire, presque toujours gentiment, souvent avec humour, mais tout de même insistants. (2)
Les dégâts que marins et ouvriers produisent sous nos yeux sur les bateaux et le ponton par manque de soin, absence de communication entre les corps de métier et sous-estimation du facteur météo nous semblent si fréquents que nous nous posons des questions. Est-ce que c'est dans leur habitude de ne pas terminer les tâches? Pourquoi la chaine de responsabilités est-elle si disjointe ? (3) Comment se passent les formations professionnelles dans le pays ? Le manque de moyens mis à disposition des équipes nous semble incompréhensible, car l'entreprise est florissante. C'est peut-être une question de culture, plus qu'une question de profession. Peut-être en lien avec le néo-libéralisme qui fait rage au Chili depuis que les conseillers de Pinochet ont pris le pays comme laboratoire pour tester leurs théories. Les pratiques de l'Etat (4), jamais franchement reniées depuis la fin de la dictature retentissent forcément dans toutes les strates de la société, jusqu'aux styles de management des petites entreprises, jusqu'aux comportements individuels des ouvriers, dont les moyens d'action collective, soit dit en passant, ont été démantelés au moment du retour à la démocratie, paradoxe de l'histoire.
Nous avons parfois le sentiment que même le bon sens est altéré.
Refaire trois fois la même soudure pour un pied de passerelle qui rompra à la tempête suivante, sans changer de stratégie, ressemble à de l'obstination. « Rien n'est grave, c'est juste du boulot en plus !», nous a affirmé en clignant de l'œil un ami à qui nous racontions nos observations de ponton (5). J'irai presque jusqu'à dire que rien n'est grave à leurs yeux, même quand les conséquences de l’indifférence pourraient conduire au naufrage d'un des navires. Quitter le bateau en laissant un trou mal fermé dans la coque est carrément risqué. Un bateau qui par ailleurs a bien passé les contrôles techniques mais n'a aucun moyen de pompage manuel à bord. Heureusement que nous étions là, à trois ou quatre reprises, pour remarquer une coque étrangement enfoncée dans l'eau, passer un coup de fil d'alarme et bondir munis de nos seaux et nos bras faire la chaine avec les uns pour l'évacuation des équipements précieux et le pompage d'urgence pendant que les autres bricolaient sur les pompes électriques et les batteries, déjà noyées. Ainsi avons-nous fini par payer notre séjour au ponton gratuit, en sauvant trois bateaux et en rendant quelques autres menus services. C'était à se demander si quelqu'un n'allait pas concevoir des soupçons sur cette étrange épidémie de naufrages autour de nous en l'espace de trois semaines et nous prendre pour des pompiers pyromanes...
Je serai cependant bien ingrate de ne pas mentionner une nouvelle fois l'intervention de l'un des équipages, qui a pris l'initiative heureuse de changer une de nos amarres qui rendait l'âme, un jour où la tempête faisait rage et que nous n'étions pas à bord. Ouf. Je serai également incomplète si je n'évoquais pas l'espèce d'apprivoisement mutuel qui s'est produit, au fil des incidents. On se salue chaleureusement, ça blague entre hommes, ils prennent des nouvelles de nos aventures policières et de notre expérience d'architecture navale, nous suivons leurs travaux et leur signalons les tempêtes à venir pour qu'ils pensent à amarrer les bombonnes de gaz au bastingage. Un voisinage bien plus chouette, en réalité, que la fréquentation des quelques plaisanciers de la haute société de Santiago qui circulaient sur les pontons de la marina où nous étions l'an dernier.
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Les plus flagrants étant la fermeture par le jeune apprenti-maitre-voilier d'un trait de couture des gousset de latte de la grand-voile qui sont sensés rester ouverts et les oublis répétés par un mécanicien chevronné de dispositifs d'arrêt d'écrous lors du remontage du moteur, siège de vibrations intenses. Les navigateurs et les mécaniciens comprendront.
- J'avoue : il y a une fois où je me suis énervée. Dans un espagnol encore maladroit, j'ai tenté d'énoncer que « la différence entre un bateau qui durera cinquante ans et un qui s'abimera en quelques années, c'est une attention de tous les instants », mais Ariel doute qu'ils aient compris le sens de ma diatribe. Lui aussi s'est énervé une fois, quand un membre d'équipage fraichement arrivé au ponton, et donc pas accoutumé à notre présence, a cru bon de monter à notre bord en pleine nuit pour aller farfouiller notre ligne électrique « ce bateau est ma maison, moi je n'entre pas chez vous sans demander la permission, tout de même ! ». Là aussi, peine perdue, le type sera parti en mission demain et il faudra expliquer la même chose aux suivants.
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Par exemple les équipages navigants débarquent et partent en congé sans signaler aux équipes à terre les problèmes qu'ils ont eu et qu'il faut régler avant le prochain départ.
- Réduction des coûts, privatisation du bien commun et des services publics, contrôles insuffisants de l'utilisation des deniers publics.
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Le Chili est modérément affecté par le chômage (entre 5 et 10% depuis trois décennies) et ne met aucune barrière sérieuse à l'immigration de travail.
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