La pêche en mer telle que nous la pratiquons est pleine d’incertitudes. Nous nous contentons généralement d’installer une ligne à la traine derrière le bateau en marche, avec un gros hameçon caché dans un petit poulpe en plastique et d’attendre. Avec cette méthode, on ne sait pas si ça mordra, quand et qui mordra. Quelle espèce et quel format ? Cela va dépendre du lieu, de l’heure du jour et de notre vitesse. Il arrive même que rien ne se passe pendant des jours. Alors je range la ligne après le couché du soleil en me disant que ça ira mieux demain. Ou pas. Nous sommes très accueillants, toute prise nous convient. Ou peut-être nous avons de la chance, nos prises nous ont toujours convenu. Il y a bien eu une épidémie de ruptures de ligne, après la pêche du gros « voilier de l’atlantique », cousin du marlin, au large du Sénégal, en 2014. Ma plus grosse prise historique, celle dont je parlais toujours comme « le truc qui t’arrive une seule fois dans ta vie ». J’ai cru que la ligne cassait parce que les poissons étaient devenus trop gros ou que je perdais la main dans la conduite de la bagarre destinée à fatiguer l’animal avant de le remonter à bord, jusqu’à ce qu’un pote m’explique que c’était ma ligne qui avait souffert dans la lutte avec le marlin de plus de vingt kilos, et qu’il fallait la changer. La ligne n’a plus jamais cassé ensuite, preuve que le conseil était bon.
Tout ça pour dire que je viens de changer ma ligne une nouvelle fois, cinq ans plus tard. Parce que le record du marlin a été battu entre Salvador et Jacaré. Je ne pourrai plus faire ma modeste en montrant mes photos, hi, hi ! Celui-ci est presque la même espèce avec son immense nageoire dorsale crénelée capable de claquer dans l’air quand il se débat, mais avec un rostre un peu plus court. Ce qui fait que pour une longueur totale légèrement supérieure, deux mètres trente, il y avait nettement plus de muscle, et plus de viande. Il nous en a donné du travail ! Trois bon quarts d’heure de combat attentif pour tenter de l’amener le long du bateau, puis autant de cogitations et d’essais pour le remonter à bord. Nous redoutions un sursaut de violence au moment de la sortie de l’eau, qui aurait pu casser la ligne ou bien nous blesser, ou bien abimer quelque élément du bateau. Ensuite, après les remerciements d’usage, a commencé le travail d’extraction des filets, tellement gros que je les sortais par tronçons de deux ou trois kilos. La sélection et le lavage des bocaux, pour trois fournées de stérilisation qui se sont enchainées pendant le reste de la journée. Ariel a préparé de beaux morceaux pour le séchage, mais ceux-là se sont gâtés lorsque nous sommes arrivés à Jacaré. Dans la fébrilité de l’arrivée, tout fiers d’exhiber, accrochée au balcon arrière, la tête de l’animal dont mon homme voulait récupérer le rostre comme trophée, nous avons oublié que le retour à terre impliquait la présence d’insectes volants et pondeurs. Et patatras, en quelques jours, ça grouillait de petits vers. Si l’animal s’était décidé à goûter notre appât quelques jours plus tôt, lesdits filets auraient sans doute eu le temps de sécher et durcir suffisamment pour décourager les pondeuses. La prochaine fois que ferons-nous ? Adapter notre stratégie de conservation ou passer à l’entomophagie ?