Sa généalogie remonte jusqu'à la bataille de Hastings et ses deux fils ainés ont été élevés, auprès de leurs grands-parents, dans la langue de Shakespeare. Mais il parle espagnol aussi bien que les argentins, ou aussi mal, selon la sensibilité auditive. La cartographie locale signale bien son territoire comme « la muelle de l'Inglès », « le ponton de l'anglais », histoire que personne n'oublie les origines du type qui s'est installé au bord de la lagune, au plus près des zones de pêche, il y a une quarantaine d'années avec son premier bateau orange. Il a vécu à la dure ses premières saisons de pêche, dormant à bord et cuisinant à terre dans une sorte de campement. Il s'est alors porté locataire, puis acquéreur du terrain, où il avait envie de s'enraciner et fonder une famille. Un terrain perdu au bout d'un chemin caillouteux, face à un spectacle de bleus, de verts et de vase qui faisaient peut-être écho à de lointains souvenirs de landes anglaises sans relief. Il avait planté des arbres sur ce bout de terre balayé par les vents fous et cet acte lui a facilité l'accession à la propriété devant les juges, lorsque le propriétaire initial du terrain est décédé. On reconnait ici comme en Afrique le droit de celui qui prend soin de la terre.
Il a continué à planter des arbres pour abriter la maison à venir des vents patagons déchainés et aujourd'hui c'est au cœur d'un petit bois protecteur que les maisons se nichent (1). Il a développé son activité de pêche puis une entreprise de guide de pêche, laquelle lui a sauvé la mise lorsque, il y a dix ou quinze ans, le législateur a décidé de classer comme « protégée » cette zone lagunaire au biotope précieux. D'un coup, l'activité de pêche au filet sur laquelle reposait une portion importante du revenu de la famille devenait illégale et seules l'activité de guide de pêche et la pêche à la canne restaient licites. Aujourd'hui, il ne reste plus que le petit dernier de la famille, Bruce, pour pratiquer encore régulièrement la pêche alimentaire elle-même, sous le regard paisiblement indulgent des autorités, qui ne voient sans doute pas comment ni pourquoi priver cette famille isolée de tout d'une part substantielle de ses revenus.
Le vieux fabrique des filets, patiemment, au long des mois, depuis que les maux divers dont souffre son corps l'empêchent de bouger comme il le voudrait. Il passe une bonne partie de la journée sous le porche-atelier (3), assis dans ce qui ressemble à un ancien siège de véhicule recyclé en fauteuil haut, et se fait apporter son matériel par ses fils ou bien par quiconque est là, y compris nous. Ariel, va donc dans la cuisine me chercher le coffre rouge. Coffre dans lequel il va farfouiller à la recherche d'une navette à m'offrir pour mon apprentissage de la fabrication des filets. Les gars, installez moi donc la meule, là. Meule qu'Ariel va ensuite tourner avec régularité en regardant les mains endolories du patriarche exercer la pression nécessaire à un affûtage des couteux en lame de rasoir.
Sous ce porche pendant la belle saison, s'assemble autour de lui, plusieurs fois par jour, un petit comité de bavardage. On sort quelques chaises en demi-cercle, et se posent là des amis passés le voir ou le consulter, les pêcheurs en attente d'embarquement, ses fils en pause entre deux tâches. Le maté tourne, Ariel titille un peu ce petit monde avec ses questions sur la politique, l'économie, l'histoire du pays. Le vieux porte un regard amer sur la situation de l'Argentine, déplorant par exemple la fermeture de longue date des chemins de fer, qui autrefois reliaient la pampa aux villes. C'est pour ça, dit-il, que tant que gens ont migré vers Buenos Aires. Il n'y avait plus de transport pour aller travailler. Il s'étonne de situations que nous autres français ne connaissons pas, comme la pénurie de matériel et de personnel dans les hôpitaux flambant neufs, l'indemnité accordée aux prisonniers de droit commun ou celle qui sera peut-être allouée aux transsexuels par une loi nouvelle (3). San Blas attire des hommes venant de partout dans le pays, qui lui apportent leurs histoires et leurs opinions, et ça forme un mélange de discours repris des médias et de situations connues dans leur réalité. Ces petits comités de bavardage ressassent aussi des lamentations que nous autres connaissons fort bien : les élites politiques qui sont corrompues, les chômeurs qui préfèrent rester au chômage plutôt que travailler, le poids des charges sociales pour les employeurs, les produits fermiers qui se perdent faute de marché suffisamment rémunérateur, malgré la faiblesse de la monnaie, etc… (4)
Nous aimons particulièrement les moments que nous passons quasiment seuls avec lui, quand chacun vaque à ses occupations, que ses mains continuent à fabriquer les nœuds du filet sous mes yeux attentifs à capter le moindre détail du geste, et que les sujets de conversation ont le temps de s'approfondir un peu. Il évoque l'Empire comme s'il était évident qu'il s'agit de l'empire britannique et sa vaste culture historique et géographique nous permet de discuter de la pêche dans le monde, de l'esclavage ancien et moderne, du commerce mondialisé, des situations sociales et politiques en Europe et en Amérique Latine. C'est dans ces moments-là aussi que petit à petit nous recomposons l'histoire de cette famille.
Il ne rate jamais une occasion de plaisanter avec finesse, avec un humour peut-être anglais, qu'il a transmis à toute la tribu en même temps qu'il transmettait les savoirs faire multiples nécessaires à la pêche et à la vie loin de la ville. Sa femme, argentine d'origine espagnole, nous rejoint parfois, apportant le maté et les petits gâteaux de l'après-midi, qu'elle pose sur l'établi entre les outils et un chiffon tâché d'huile. Elle s'assied à côté de lui et, elle qui est généralement si discrète et silencieuse, tout à coup s'anime en participant à la conversation. Elle semble apprécier notre présence et elle reçoit avec le sourire les petits cadeaux que nous apportons chaque semaine, pain du bord, cake salé, brownies. Histoire de remercier la famille pour la multitude des petits services qu'elle nous rend avec tant de naturel. C'est comme ça avec tous les voiliers qui séjournent un peu ici, dit-il, ils ont toujours besoin de coups de main. Mais dans sa bouche ce n'est pas une plainte, c'est un état normal des choses. Quatre à cinq fois par an, un solitaire, un couple ou une petite famille se pose dans la lagune, avant de descendre vers le Cap Horn ou en remontant du Grand Sud et le « padre », qui a lu les aventures de Slocum et connait son bout de mer pour ses violences autant que pour ses calmes, a une petit idée de ce que ces équipages affrontent.
En bons français, on a aussi beaucoup parlé cuisine, ce qui nous a conduits à nous retrouver à onze convives autour d'une table. Comme il avait fabriqué un ceebu djen pour l'équipe du contrôle des pêches à Djifère, Ariel a proposé, avec une malice qui n'a pas échappé au vieil anglais, un Irish Stew (5). Trois jours plus tard, nous étions invités à partager un asado familial, dont le demi-mouton était assorti d'un quartier de sanglier, clin d'œil du vieux à mon homme (6). Ce moment chaleureux s'est poursuivi fort tard avec la guitare et les chansons d'Ariel, puisant dans son répertoire quelques airs folks susceptibles de leur plaire, jeunes et vieux battant la mesure sur leur coin de table. Un autre type d'échange culturel.
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Après le père, le fils ainé a construit à son tour sur ce terrain.
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Le porche-atelier, comme le garage-atelier par lequel on accède à la cuisine, sont un mélange de capharnaüm et de caverne d'alibaba. Des outils, des machines-outils, des établis de 20cm d'épaisseur, des bouts de ferraille, des planches de bois vermoulues et deux portes neuves attendant d'être installées quelque part dans la maison.
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L'argentine est très avancée en matière de droits accordés aux LBGT. Une loi permet aux citoyens de « choisir » leur sexe, un lycée transsexuel existe à Buenos Aires depuis 2012 et un projet de loi a été présenté l'an dernier pour allouer aux transsexuels de plus de 40 ans une indemnité de l'ordre du salaire minimum pour compenser la perte des droits qu'ils subissent.
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Dans les petits cercle, qui rassemblent des gens d'origine variée, on en trouve parfois qui approuveraient le retour des militaires, mais c'est rare et le vieux, lui, manifeste clairement son refus de cette option.
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Au-delà de l'affrontement anglo-irlandais, l'Irish Stew est aussi le plat de notre rencontre amoureuse et les dames de la famille ont apprécié cette touche intime. Nous avions aussi apporté un fromage bleu et une bouteille de rouge accompagnés d'une miche de mon pain français, pour une dégustation des associations de saveurs typiquement françaises.
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Ariel avait raconté la manière dont il cuisinait le sanglier alsacien et manifesté son envie de gouter le sanglier d'ici, puisque l'ile « del Jabali » en porte le nom.