En quittant le Canal Beagle, j'emportais une dernière botte de joncs magnifiques. Ils ont été tressés, jusqu'au dernier brin, en chemin. Le climat de la Patagonie argentine, que nous remontions du sud au nord, étant trop sec pour ces plantes de terrain humide, je n'en trouvais plus. J'ai rongé mon frein pendant des mois, en espérant que mes mains n'oublient pas. En arrivant à La Paloma, je fondais de grands espoirs sur mes souvenirs de l'immense lagune à quelques kilomètres de distance, sur les rives de laquelle, peut-être, une espèce de jonc pousserait. Bingo ! Au fil de mes cueillettes et essais, ce sont cinq types de jonc que j'ai rencontrés, chacun avec ses propriétés particulières, dont trois variétés compatibles avec la technique kawésqar. Bien qu'aucun ne soit aussi coopérant que le junquillo chilien, mes doigts ont vite retrouvé comment accompagner l'aplatissement de la fibre lorsqu'elle doit se courber en boucle serrée pour former ce nœud de vannerie spécifique des peuples du sud du Chili (1). Joie intime.
Alors a commencé un autre tressage, un tricotage de liens humains, avec des femmes principalement. Celles à qui j'avais envie de transmettre ce savoir-faire ancestral, mais qui ont finalement décliné l'offre. Celles à qui je ne songeais pas et qui ont demandé à voir, à apprendre, le réseau social ayant diffusé quelques photos de mes œuvres. Une bonne quinzaine de femmes sont venues au fils des dix ateliers de vannerie ancestrale (2) que j'ai animés, au Centre Culturel, au Musée, dans un atelier d'artiste. Seuls deux hommes se sont intéressés, mais sans insister. Moments conviviaux et studieux, légers et attentionnés. Partage d'une forme de profondeur. L'une évoque la tranquillité que lui apporte la gestuelle du tressage, une autre a retrouvé depuis quelques jours le doux souvenir de sa grand-mère tressant l'osier quand elle-même était petite. Ana la chilienne, intriguée de cette pratique qui vient d'une partie de son pays qu'elle connait mal (3), a fait des recherches sur internet entre deux séances et débusqué des petites vidéos sur les kawésqar, qu'elle partage avec les autres participantes.
Ariel était partagé, entre la joie de me voir faire perdurer cet artisanat précieux et des interrogations: il se demandait si c'était une bonne idée de le diffuser entre des mains inconnues, qui pourraient ne pas en respecter l'origine, l'esprit. Il imaginait parfois le pire, la production intensive d'une marchandise sans âme, vendue aux estivants qui grouillent ici à la belle saison! J'ai donc pris soin d'appeler Gabriela pour l'informer et recueillir sa réaction avant le premier atelier. Si elle avait montré de la mauvaise humeur, je ne serai pas allée plus loin que cette première session, ce qui ne portait pas à conséquence, mais au contraire, elle a montré une grande joie à l'idée que je transmette à mon tour à d'autres femmes ce qu'elle et sa fille m'avaient offert.
Au long des rencontres hebdomadaires, j'ai cherché comment communiquer le goût pour l'aventure complète, de la cueillette à l'objet en passant par le suivi du murissement du jonc et les différentes étapes de tressage (4). J'évoquais régulièrement les habitudes des kawésqar pour expliquer les choses. Et petit à petit, au fil des abandons, en voyant les femmes venir une fois et renoncer plus ou moins rapidement, j'ai compris. J'ai compris qu'il n'est pas donné à tout le monde d'intégrer cette pratique dans sa vie quotidienne. J'ai compris la chance que j'avais eue de rencontrer Gabriela et Maria-Isabel alors que mon temps avait du temps, le temps pour cueillir à chaque promenade si le cœur m'en disait, le temps pour attendre, le temps pour me mettre au travail justement quand le jonc est prêt et enchainer les heures de tressage sans compter pour finir un panier avec une même cueillette.
Des quinze à vingt paires de mains qui ont tenté l'aventure, seules deux ont persisté jusqu'à l'autonomie. Marina et Sonia sont amies, ce qui les aidera à se soutenir l'une l'autre dans la suite de leur apprentissage, car il est encore loin le temps où les formes de leurs paniers auront la régularité que seule procure l'expérience. Je m'en réjouis car j'ai fait un pari avec le cosmos, le pari que cette tradition va s'implanter ici ou plutôt, probablement, se réimplanter. Je n'imagine pas qu'il n'y ait pas eu, ici même dans les temps reculés, des tribus indigènes aujourd'hui disparues qui maitrisaient cet art, qui tiraient profit de cette ressource naturelle pour fabriquer des objets utilitaires. Et mon homme et moi sommes enchantés que notre propre nomadisme puisse avoir été, peut-être, le véhicule d'un tel regain. Mes deux élèves sont conscientes que j'espère cela d'elles : qu'elles continuent dans la durée et soient à leur tour, plus tard, la source à laquelle iront puiser celles – et ceux -qui n'ont pas pu se rendre disponibles cet hiver, mais qui en ont vraiment envie (5).
Au contact du groupe des artistes et sur les suggestions d'Ariel, ma propre pratique s'est élargie. Une nouvelle série de formes et d'objets sont sortis de mes mains, un chapeau sur mesure pour mon homme, un poisson volant pour l'anniversaire d'une amie, un petit bateau qui ne flotte malheureusement pas, quelques pièces minuscules formées avec les joncs les plus fins et souples finiront sans doute en bijoux. Est né presque par hasard un autre type de tressage, plus aérien, inspiré des paniers à coquillages du peuple Yagan. J'ai aussi poussé plus loin l'exercice de fabriquer des paniers de grande taille. Je pouvais me le permettre tant que je promettais à Ariel de les offrir ici en Uruguay avant notre départ, car la limite de sa tolérance sur l'espace occupé par mes créations a été atteinte depuis longtemps ! La tenue de cette promesse va m'être difficile tant je me suis attachée à certains d'entre eux mais les destinataires soigneusement choisis de mes cadeaux sont tous ravis.
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La vannerie des Kawésqar et des Yagan est basée sur un nœud si serré que seul un jonc très flexible et bien aplatit permet de le réaliser.
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Cette jolie dénomination n'est pas de moi, mais de Cecilia, qui a organisé les premiers ateliers et a étiqueté le groupe watsapp « cesteria ancestral ».
- Peu de Chiliens connaissent bien le sud de leur pays, si éloigné des centres urbains, au climat si hostile et à la géographie si inaccessible.
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Selon le milieu dans lequel croit la plante (sol, exposition au vent et au soleil) les caractéristiques de la fibre changent : finesse, souplesse, couleur. Par ailleurs, le processus de murissement du jonc, une sorte de semi-séchage, est difficile à maitriser avec l'hygrométrie changeante de l'air uruguayen (comparé à l'humidité permanente dans les canaux), comme j'ai pu le constater au fil des semaines. Il y avait même des différences notables de vitesse de séchage entre les maisons des apprenties et l'habitacle de Skol. Personne ne mesure combien j'ai dû jongler avec les cueillettes et le suivi du séchage pour arriver chaque mercredi avec un jonc mur pour le tressage, en quantité suffisante pour ces dames !
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Je leur ai fait promettre de continuer à parler de Gabriela et des kawésqar quand les gens les interpelleront à propos des récipients et plateaux dans lesquelles elles comptent présenter leurs farines bio et pâtisseries maison au marché hebdomadaire et quand les clients demanderont à acheter le panier lui-même, ce qui finira bien par arriver, mais bien plus doucement que nous redoutions au début.