Il m’est bien pénible d’écrire seule la triste fin de cette histoire. Actuellement, Skol est au sec sur le sol français et, malgré tout ce que nous avons vécu d’inoubliable ensemble, Ariel et moi, il n’y a plus de projet commun, ni aux Açores ni en France, ni sur la mer, ni sur terre. C’est la dernière tempête de notre voyage, la plus longue et la plus douloureuse.
Le récit positif que porte ce blog, bien que vrai dans chacune de ses lignes et approuvé par nous deux dans chacune de ses pages (1), a été, il faut en convenir, diablement incomplet. Tout le grandiose, le magnifique, toutes les émotions et les aventures, tout cela est sincère et fidèle. Nous n’avons jamais menti ni embelli. Ma gratitude est immense envers celui qui a partagé et enchanté cette aventure à mes côtés, y apportant son sens de l’absolu, sa curiosité musicale, sa radicalité, son regard politique, sa poésie contemplative et bien d’autres choses merveilleuses. Mais les humains que nous sommes n’ont pas échappé aux déboires ordinaires des couples, ni à celles moins courantes des voyageurs loin de leurs bases et de leur culture, ni à celles très spécifiques du huis-clos prolongé, ni à celles, également troublantes, de ceux qui mettent leur sécurité physique en question pour réaliser un rêve. Malgré ma conscience de tous ces facteurs de stress que notre couple a rencontrés, je suis encore, cinq mois après notre séparation, sous le choc et avec une forme d’incompréhension. Comment une séparation aussi rapide et aussi radicale a-t’elle pu se produire, après une si splendide aventure et la manière dont l’avenir était évoqué encore les dernières semaines avant le retour ?
Aujourd’hui je me sens nerveusement fatiguée et intérieurement endommagée par notre éloignement et la violence par laquelle il s'est produit, mais aussi, j’en prends la mesure, par les cinq années d'huis-clos que j’ai ressenti souvent comme inégalitaire et intensément éclaboussé de la souffrance de mon compagnon (2). Comment évoquer cet aspect du voyage sans être perçue comme déloyale ni blesser les proches et amis d’Ariel ? Et en même temps, comment passer sous silence une méprise dont nous partageons la responsabilité à deux ? Celle d’avoir sous-estimé la force de notre programmation sociale d’homme et de femme et d’avoir laissé s’installer et perdurer à bord un système de domination patriarcale (3), qui, à force de pressions et de renoncements, d’usure et d’escarmouches, a eu raison, petit à petit, de notre énergie, de notre joie de vivre et finalement de notre couple. Leçon de modestie pour une femme qui se croyait forte dans le face à face des genres. Leçon d’humilité pour les citoyens du monde que nous sommes. Nous qui avons si régulièrement et si férocement dénoncé les mécanismes de la domination coloniale et capitaliste à l’œuvre sur terre étions dans un joli déni sur ce qui se passait à bord ! La liberté de voyager perd un brin de son panache lorsque les stéréotypes embarquent comme passagers clandestins, en plus des lourds bagages des blessures du passé, et notre vocation à « réfléchir, imaginer et agir pour mieux vivre ensemble », qui trône glorieusement depuis bientôt treize ans dans le bandeau de ce blog aurait sans doute mérité un peu plus d’attention tournée vers l’intérieur de l’habitacle !
Le texte co-signé au fil des années a aussi masqué naturellement et sans malice une grande partie des écarts entre nos deux vécus, nos deux visions, qui faisaient souvent l’objet d’un âpre débat avant publication. Nous avions pour politique de ne pas offenser les personnes dont nous parlions nommément et bien évidemment nous devions nous abstenir de nous offenser l’un l’autre. Tenant la plume, j’étais la première à exercer cette autocensure et il me revenait la majeure partie du travail qui consiste à rendre intelligible et acceptable la narration d’évènements ou la description de situations dans lesquels l’un(e) ou l’autre ne s’était pas comporté(e) de manière digne (4). J’ai souvent renoncé à écrire, tout simplement, ne voyant pas comment accomplir ce petit miracle. Cependant, toutes les fois où j’ai réussi à poser des mots délicatement tournés sur un épisode navrant de nos aventures, j’ai, sans m’en rendre compte, participé à un effacement. L’effacement des tempêtes intérieures (5).
Cette aventure est finie, mais j’espère me trouver en mesure, dans quelques temps, avec le recul et une fois ce deuil assimilé, d’écrire un épilogue, une réflexion à propos de ce que ce voyage a représenté pour moi et les transformations qu’il a provoquées ou permises en moi. Quand bien même certaines de mes aspirations initiales n’ont pas été nourries, ma moisson inattendue est ample et riche de sens ! Nous avons évoqué l’idée qu’Ariel pourrait écrire son épilogue personnel, car, à travers des péripéties matérielles identiques, nos expériences intérieures ont été manifestement très différentes. J’espère qu’il le fera. Sans sa contribution finale, il manquerait quelque chose au récit. Si le grand tout veut bien nous accorder grâce, nous surmonterons cette ultime tourmente et une splendide amitié prolongera les douze années au cours desquelles nous avons vécu la préparation puis la réalisation de cet immense projet, rêvé de longue date et mené à bonne fin (6). C’est mon vœu le plus cher.
Isabelle
- Sauf le présent texte qu’Ariel a relu mais refusé de commenter.
- J’espérais de tout mon cœur qu’elle commencerait à guérir grâce à la magie des fameuses vertus transformatrices du voyage. Je me suis trompée sur ce point toute seule, car Ariel ne m’avais jamais promis qu’il tenterait de réduire sa compulsion à la noirceur, dont il se dit souvent plutôt fier. Alors ? Qui peut se targuer de décider à l’avance en quoi le voyage va le transformer, et plus illusoire encore, comment il va transformer l’autre ! Et comment, avec mon propre parcours, ai-je pu imaginer que mon homme pourrait guérir de blessures aussi profondes sans une aide psychothérapeutique qualifiée? Je suis désolée de m'être trompée à ce point.
- Ce diagnostic est le mien. Ariel utilise l'expression "ressentis subjectifs". L’autre blog, tribulations intimes sur la transition de la prospérité occidentale vers un train de vie plus équitable (que j’écris en solo depuis trois ans) reviendra sans doute bientôt sur les leçons que je tire, pour ma part, de cette dimension de l'expérience. Si nous voulons sauver la planète et l’humanité, ce n’est pas seulement notre train de vie qui gagnerait à devenir plus équitable !
- Le lecteur attentif verra dans la formulation inclusive de cette phrase un exemple typique de l'autocensure en action !
- Je soupçonne que beaucoup de récits de couples navigants pratiquent le même type d’effacement, au nom de la pudeur bien sûr, au nom de la protection de la vie privée mais aussi sans doute par incapacité à décrire ces fracas d’une manière publiable, par manque de vocabulaire et de concepts permettant de le faire.
- La promesse mutuelle était : entre trois et tente ans. Nous avons ramené l’équipage et le bateau sains et saufs au port d’attache après cinq années et vingt-sept mille milles, l’équivalent d’un tour du monde. Peu de femmes ont accompli trois saisons en Patagonie, sur un très petit bateau, en endossant l’essentiel de la charge mentale, notamment celle de la sécurité. Qui peut mesurer ce que cela m’a couté ? Au fond de moi je suis fière de nous, rassasiée d’aventures maritimes et j’aspire à autre chose !