Je choisis un banc et m’y installe. Je pose la lame dos vers le ciel, en équilibre sur la petite enclumette, soutenue par mon genou droit, positionnée par ma main gauche dont l’annulaire prend appui sur la face externe de l’enclumette, pour maintenir le fil de la lame sur le sommet, et je frappe. Petits coups répétés, en décalant la lame d’un millimètre à chaque fois, en assurant un recouvrement des coups pour repousser le métal aussi régulièrement que possible. Contrairement à ce que je pensais, ce geste, que je n’ai pas fait depuis quatre ans, me revient tout de suite, et même en mieux. Peut-être le fait d’avoir d’abord pris le temps d’observer l’atelier, avant d’aller chercher la faux dans mon camion. Ou peut-être ces quatre années passées à affûter des outils tranchants, qui m’ont rendue moins timide. Chouette. Cette lame n’ayant pas été battue depuis des années nécessite du travail, plusieurs passages. J’en profite pour tester certains des différents postes de travail que les organisateurs de cette atelier ont mis à notre disposition. Avec ou sans guide. Enclumette mince qui ne pardonne pas l’erreur de visée ou enclumette épaisse, plus adaptée à la débutante que je suis encore. Il y a aussi le bloc à douilles, encore plus adapté aux débutant-es. Et même une enclumette plate que je n’ai pas testée, faut de savoir dans quel cas elle est pertinente
C’est agréable de faire ces gestes dans cet environnement. Entourée d’autres apprenant-es, avec un conseiller à disposition qui va, passe après passe, décoder et commenter ce que j’ai fait, en examinant dessus, dessous, avec l’ongle, et en éclairage rasant et recommander de continuer, en tapant plus fort, en visant mieux le fil. Par moments le rafu des marteaux est assourdissant. Parfois seuls un ou deux battent une mesure en se répondant ou en se synchronisant. Sentiment d’être accompagnée. Sentiment de partage. Ici, aujourd’hui, toutes les personnes présentes ou presque, sont d’une espèce à laquelle j’appartiens. Sensible aux outils manuels, aux activités de subsistance, disposée à la lenteur, ouverte à l’apprentissage, au partage, à la transmission. L’attention des curieux et curieuses qui stationnent en lisière de l’atelier est d’une qualité particulière (1). Iels nous observent avec respect et patience, prennent le temps d’observer longuement avant d’oser une question, ou demandent la permission de photographier les mains, juste les mains. C’est le travail des mains qui les intéressent, mais une femme sur le banc de battage retient aussi le regard. Hommes qui s’étonnent, mais juste à peine, fugacement. Femmes qui puisent dans ma présence studieuse et ma sincérité de débutante l’élan d’aller chercher leurs lames pour s’asseoir elles aussi et saisir le marteau.
Après une dizaine de passes, la lame n’est toujours pas parfaite aux yeux de mon guide, mais mon bras est fatigué et je soupèse le risque d’un usage collectif débutant pour une lame très affinée, qui serait donc fragile aux erreurs de coupe. Passons à autre chose. Je vais écouter Samuel, qui nous parle de subsistance alimentaire et bois de chauffe sur un demi-hectare. La foule qui l’écoute est nombreuse, comme si beaucoup de gens étaient venus, comme moi, spécifiquement pour l’entendre. Finalement, la lecture de ses bouquins m’avait bien éclairée déjà sur son approche et c’est donc dans nos échanges du matin, pendant l’atelier « houe » en petit comité, que j’ai glané le plus d’infos nouvelles. Et surtout, j’ai établi un lien plus personnel avec lui, qui a pu mettre un visage sur nos échange précédents et sait maintenant que je vais venir le voir. Il a refusé que je vienne l’aider à la moisson de seigle, mais pas que je vienne tout court. Il est convenu que je lui apporte un échantillon de mon blé Furat et qu’il me donnera un échantillon de son seigle (2) .
Retour aux bancs de battages, avec une faucille, cette fois. C’est encore plus technique à cause de la courbure de la lame. Le manche vient vite se coincer dans une côte au lieu de se laisser soutenir par le genou. Mais tout aussi agréable, de voir le métal fluer, s’étirer, s’affiner, d’alterner maintenant les types d’enclumettes et changer de marteau en sachant pourquoi.
Il va falloir fabriquer un banc pour le Heder, avec des billots de merisier, s’il s’en trouve de la bonne taille….
- Je prends conscience en écrivant ces lignes qu’une telle qualité d’attention me nourrit énormément et, par contraste, me manque au quotidien. Il y a dans mes cohabitant-es un je ne sais quoi de mal centré dans leur attention à mes gestes de subsistance. Tantôt une légèreté qui frise l’indifférence, tantôt un intérêt limité à ce que mon geste va leur procurer, sans intention d’apprendre, ni même de comprendre. Parfois, une attention plus dense, mais un peu appuyée, un peu admirative, ce qui ne me nourrit pas réellement, à part l’égo, quelques secondes. Ou bien c’est moi qui suis mal centrée, à trop espérer que les gens de mon lieu de vie s’intéressent, alors que je n’ai pas cette attente, de ma part des festivalièr-e-s.. (Fète de la faux et des outils conviviaux).
- Le seigle depuis deux ans me résiste. Mon stock de semence est à mettre aux poules, trop vieux, plus assez de pouvoir germinatif. Et le seigle de Simon le paysan du coin n’a rien donné, j’ai récolté moins que ce que j’avais semé. Il me faut un seigle rustique. La pratique culturale de Samuel est à ma portée, je pourrai donc démarrer dans mon sol avec sa pratique de semi en sillons et, après multiplication, retenter le semi à la volée.
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