Ce matin, je me lève en bonne forme, sans douleur, ce qui n’était pas courant ces derniers temps. Le jeûne m’a fait du bien, la reprise du taichi a sûrement aidé aussi. Il bruine, et nous sommes cinq dans la pièce commune, je ne ferai donc pas ma gymnastique lente en intérieur ce matin. C’est pas grave. Il bruine, alors que j’avais lancé un appel à faux pour tenter de lancer ce groupe de fauchage collectif dont je rêve depuis la session à trois engins chez Yann le mois dernier. J’avais adoré ce travail silencieux, ponctué des chfrouffff des outils et d’un commentaire de temps en temps. Et depuis, je rêve de revire ça, ici. J’envoie un message à touste pour anuller le matin et mettre en suspens l’après-midi. C’est pas grave. On a l’été devant nous.
Les herbes des espaces de prairie qui s’intercalent entre les espaces boisés du Heder sont si hautes qu’aucune de nos machine n’y entre plus. C’est à la fois une mauvaise et une bonne nouvelle. Mauvaise parce que les ronces en profitent pour étendre leur territoire et que ça rend le fauchage plus fatigant. Bonne parce que ça nous met au pied du mur de débattre de l’entretien de ces prairies à long terme, et de la négociation inter-espèce avec les ronciers.
Dès que la bruine se calme, je sors sur la terrasse avec mes outils. Je veux changer la lame de ma faux pour une plus petite, appelée fauchon, pour m’attaquer aux zones un peu difficiles autour de notre logis, en attendant de voir si le temps se dégage vraiment. Pendant que je tente de refabriquer une petite cale en biseau, qui s’échappera au dixième coup, j’entends par la porte ouverte le son d’un violon que je prend, en m’en réjouissant, pour celui de Mailys répétant. Lulu et Camille sont auprès d’Anna, la jeune architecte bénévole venue vivre parmi nous le temps du chantier terre-paille de la semaine prochaine. Elle leur montre un tressage de fils colorés assez sophistiqué, proche de la broderie, mais avec six ou huit fils seulement. Je crois que nous savourons toustes l’atmosphère multiatelier qui règne en ce dimanche matin. Ce que j’ignore à ce moment là, c’est que Mailys, qui n’est pas à son violon , savoure tellement elle aussi le moment qu’elle est en train justement de nous prendre en photo, les enfants et Anna au premier plan, moi et ma faux en arrière plan. Elle décrira ce soir la scène, lors du cercle de parole, avec presque les mêmes mots que ceux que j’ai utilisés, ici, avant qu’elle ne les prononce.
Aux premiers coups de fauchon, je me félicite du réglage que j’ai tenté cette fois-ci, avec la lame plus rentrée. Même si ma cale disparaît bien vite, nécessitant un resserrage, l’outil restera agréable à manier toute la journée. Mon geste est plus tranquille, puisque je ne crains pas d’abîmer la lame avec les orties et les ronces, au contraire, et je me régale, songeant que c’est peut-être ça la solution pour causer avec les ronciers, plutôt qu’un bruyant et énergivore débroussailleur à lame. L’avantage du débroussailleur, c’est qu’il broie littéralement la ronce sur place, et évite ainsi une opération d’évacuation des tas de ronces ou le recours au broyeur.
Mon geste est plus tranquille, aussi parce que j’ai envie de faire attention à mes muscles. La dernière fois que j’ai fauché plusieurs heures dans la même journée, je me suis retrouvée avec une quasi-tendinite au bras droit, qu’il m’a fallu plusieurs semaines, un soin kiné de Mailys, et un jeûne, pour calmer. Là, je me rappelle à moi-même fréquemment que mes bras ne doivent pas produire d’autre effort que de porter la faux. C’est le mouvement qui fait la coupe. Un mouvement circulaire, parfois contrarié par une touffe d’herbes plus dense ou une ronce prise dans un liseron et refusant de se laisser déposer à gauche à la fin de l’arc de cercle.
Une fois détouré le cognassier du japon et agrandi notre espace-pelouse devant la terrasse, je mets la faux sur mon épaule , j’accroche à ma ceinture la corne contenant l’eau et la pierre à affûter, et je vais au maraîche. J’aimerai bien voir si avec cette lame et ce réglage, j’arrive à faucher l’herbe dans un espace aussi étroit qu’une allée de circulation entre un carré de blé et un couvert végétal ou en bout des planches de patates, sans abîmer les patates. Ces opérations sont difficiles avec la grande lame, qui demande beaucoup de recul. Il y a aussi le long des jeunes arbres en élevage une bande impossible à tondre à cause des grosses mottes de terre herbeuse que j’ai scalpées à la minipelle avant de creuser la jauge, il y a trois mois, et qui se couvre maintenant d’un liseron enthousiaste à qui j’ai deux mots à dire : « pas ici ». La présente insistante du liseron me préoccupe un peu, réveillant le souvenir des échanges avec Yann, dont le blé, l’an dernier, a été quasiment impossible à récolter à cause d’une poussée de liseron pendant le mois de juin. Il faudra que je garde un œil sur ça.
Pendant la pause repas, j’envoie un message au groupe watsapp, pour réouvrir l’option fauchage collectif l’après midi, puisque la pluie a vraiment cessé. Personne ne viendra mais c’est pas grave non plus. J’avais programmé de faucher aujourd’hui et je faucherai. Tout va bien. Joie tranquille. Depuis ma chaise à table, je vois le mur d’herbe haute qui bloque la vue et nous échangeons sur nos sensations. Je me sens un peu oppressée depuis quelque semaines par cette hauteur d’herbes, l’étroitesse des chemins qui ont été entretenus par la tonte, et le fait que la vue depuis nos fenêtres est bloquée, car ce coté de la grange , dans laquelle notre logement est aménagé, est enterré jusque sous le niveau des fenêtres. En bonne fille de la mer, j’ai envie que mon regard porte plus loin que deux mètres. Les autres disent apprécier le coté « cocon » que cette proximité du mur végétal procure mais n’objectent pas à mon idée de repousser l’horizon de quelques mètres.
La reprise du fauchage est différée le temps d’émincer avec Mailys les derniers shiitaké d’Axel, que nous avons promis comme grignotage pour le cercle de parole de ce soir. La petite Lulu suit notre rythme d’éminçage et nous réapprovisionne l’une ou l’autre en champignons qu’elle sort du sachet. J’aime bien les petits tâches collaboratives adultes-enfants qui se mettent en place spontanément. C’est ainsi que je conçois le fonctionnement d’une maisonnée.
Enfin j’y retourne, et je m’attaque a la parcelle visée en me disant que je n’irai peut-être pas au bout le jour-même, vu sa taille. Je négocie avec moi-même une coupe en biais, comme un compromis. Elle dégagera juste pas tout à fait assez la fenêtre qui se situe face à la table, mais ouvrira, sans que je l’aie prémédité, à l’autre fenêtre, une jolie perspective sur le sentier qui file vers le maraîche. Ce sentier que j’emprunte plusieurs fois par jour, à tel point que mes passages suffisent presque à l’entretenir.
L’idée étant pour moi d’évaluer la surface que je peux faucher dans cette prairie ensauvagée en une ou deux heures, ou bien d’estimer le temps qu’il faut pour faucher quelques centaines de mètres carrés de hautes herbes désordonnées, je tente d’adopter un rythme que je pourrai tenir dans la durée. Il faut parfois changer le sens de fauche à cause de la manière dont les herbes sont couchées, et je m’interroge plusieurs fois sur ce qu’aurait fait un faucheur ou une faucheuse expérimenté-e. Je déniche de petits tas de ronces sèches et des pièces de bois que nous avons nous-mêmes abandonnées là il y a trois mois, en pensant nous en occuper … dans les jours qui suivent. Les ronces sèches ne gênent pas beaucoup, mais le bois oblige à élever le niveau de la coupe jusqu’à dégager toute sa longueur et pouvoir le retirer. Je commets sans doute encore la même erreur en les déposant en lisière du chemin, là où l’herbe ne manquera pas de repousser si je ne m’occupe de ranger pour de bon ces morceaux de rampe dans le tas des bois à brûler.
L’arrivée de Mailys, équipée de ses gants « spécial ronces » me redonne un élan qui faiblissait avec la montée d’un petit signal pré-douloureux dans le bras droit, celui qui ne devrait pas pousser mais qui pousse quand même. Je termine ma coupe en biais et savoure un moment l’ouverture de l’espace d’approche du logis qu’elle apporte. Très bien. Les enfants s’empareront très vite de cet espace reconquis, en y jouant à mimer mes mouvements avec un bambou. Le sol est jonché de longues herbes couchées, qui vont bientôt jaunir en séchant.
Pendant que Mailys extrait courageusement un très gros tas de ronces sèches de la gangue d’herbes repoussées dans laquelle elle est prise, je change d’outil pour une sorte de fourche à deux dents fines, et au manche en frêne, extrêmement légère, que j’ai achetée dernièrement à un passionné de restauration d’outils anciens, en même temps que trois faucilles, deux serpes, une hache et une houe. Mes outils anciens, bien plus agréables à manier que des neufs. D’un geste rapide, je rassemble une partie du foin au sol, puis, piquant les deux dents au coeur du tas, j’emporte le tout pour pailler copieusement un espace le long d’un mur où je veux entreposer des plantes en pot que j’ai rapportées du limousin. Ce sont des plantes décoratives, contrairement à mes habitudes. Rien de mangeable, mais l’héritière du jardin d’ornement que nous avons visité avec Yann, après avoir chargé, dans sa remorque, un vieux métier a tisser que la dame donnait dans l’espoir qu’il trouve une nouvelle vie, insistait beaucoup pour nous offrir aussi des plantes, qu’elle avait en surnombre. Et comme le jardin était somptueux, j’ai dit oui à tout. Il y a là quelques feuillages d’une délicatesse touchante, que j’aimerai bien implanter ici, lorsque j’aurai repéré une zone offrant les bonnes conditions, c’est à dire d’abord et avant tout préservées de l’envahissement par les ronces et le liseron. Peut-être devrais-je proposer de les implanter au nord de la longère, là ou le sol a été remis en terre après le chantier de pose du drain. Ca serait du plus bel effet, en bordure du petit gazon nouveau qu’ils viennent d’y semer.
Je reprend ma faux lorsque je vois Mailys empoigner la dernière brassée de ronces, ce qui dégage enfin le passage pour raser l’herbe au dos du rang d’agapanthes. On attendait ça toutes les deux, chagrinées de notre propre procrastination, ou bien conscientes de nos autres priorités, ou un peu des deux. Joie de voir enfin ce geste accompli. Le tas de ronce est resté suffisamment longtemps en place pour décourager l’herbe à cet endroit là. Mailys évoque l’idée qu’on pourrait planter quelque chose ici, je propose immédiatement un chèvrefeuille odorant ou un cornouiller, que j’ai en stock dans ma petite pépinière. Les deux, me répond-elle. Mais oui. J’imagine bien leurs ports et leurs couleur marquer à cet endroit là l’embranchement du chemin que j’aimerai créer, invitant les cyclistes à faire le tour par le liquidambar pour aller ranger leur deux-roue à la grange, au lieu d’emprunter l’étroite planche mal calée qui sert actuellement de rampe d’accès au jardin, puis à la porte principale de la grange. Ainsi, planter deux arbustes décoratifs serait un geste paysager aux fonctions multiples. Dès demain, ils migreront de la pépinière vers l’ombrage du mur, en attendant le jour de leur plantation. Pas trop longtemps, j’espère.
Ma faux, réaffûtée, nettoyée et gainée de son protège-lame, a retrouvé sa place derrière la porte de la grange, accrochée hors de portée des enfants. Mon bras droit chauffe un peu, je le sentirai cette nuit. Il reste encore du travail pour régulariser et alléger mon geste. La masse d’herbes au sol, que je contemple avec plaisir en allant prendre ma douche au mobil-home de Bastien, me rappelle cette envie que je caresse de faire un jour le foin pour de vrai, et de le faire sécher sur les petites structures à trois bras, comme dans l’ancien temps. Je ne sais pas pourquoi cette image de meulons de foin en train de sécher me touche et me tente à ce point, car je n’ai pas souvenir d’en avoir vu en vrai. Peut-être l’illustration d’un livre, ou bien une scène de film…. Toujours est-il que j’en ai envie, inconsciemment depuis longtemps, consciemment depuis 2021, année où j’ai acheté mon matériel de fauchage, de battage et d’affûtage, un livre sur le sujet, et commencé mon auto-formation pratique. Me voilà trois ans plus tard proche d’aboutir. Y’a plus qu’à assembler quelques bouts de bois pour fabriquer mon premier perroquet.
Curieusement ce n’est pas ce cette magnifique journée de fauche que j’ai parlé le soir même au cercle de parole, car j’avais d’autres sujets à déposer, mais ça aurait pu. A la place, j’ai évoqué la paix dans laquelle je suis de savoir enfin me nommer moi-même paysanne, en tant que personne dont la vie pivote autour du plan de culture et de la météo, quand celle des membres de mon entourage s'articule plutôt autour de la famille, du travail et des loisirs. C’est une différence que je ressens avec les personnes non-paysannes et que j’avais du mal à nommer. Voilà, c’est dit maintenant. Il y a les urbain-e-s et les post-urbain-e-s qui sont encore urbain-e-s aux entournures, et il y a les ruraux, rurales, les paysans et les néopaysannes dont la vie s'organise autour des nécessités des grands cycles agronomiques. Je fauche quand c’est le moment de faucher, même un dimanche. Et ce n’est pas un loisir ni un passe-temps, quand bien même j’y trouve de la joie. C’est une tâche nécessaire, que je suis en mesure de décarboner, qui prend du temps mais rend de l’âme, du sens, du centrage.
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