C’est fou comment mon âme est divisée. Peut-être une manifestation de ma gémellité. Nous sommes en pleine saison des semis, et deux parts de moi s’emparent de cette activité avec des perspectives radicalement différentes. L’une poétique, l’autre pragmatique. L’une reliée au cosmos, l’autre reliée à la dimension matérielle.
Je me connecte à ce geste millénaire, essentiel à l’humanité, comme à un rituel cosmique. Qu’elle soit petite ou grosse, ronde ou plate, allongée ou même carrée, je dépose la graine en lui souhaitant bonne chance. Et puis la puissance du vivant se met en route. Cette part de moi revient du champ avec un gonflement à la poitrine et à l’âme, qui pourrait s’appeler contentement. Satisfaction et paix, sentiment d’avoir fait une chose juste de la bonne manière et au bon moment. D’avoir proposé une rencontre entre la semence et le sol, espérant l’avoir mise sous de bons auspices. Il va pleuvoir demain. Tant mieux pour les premiers maïs de la saison.
L’ingénieure-ingénieuse en moi ne peut s’empêcher de théoriser, de vérifier les instructions, de chercher à améliorer, à simplifier, à comprendre. Elle classe les plantes par difficulté croissante en matière de germination, de prédation, de besoins de soin. Elle teste chaque année de nouvelles techniques ou change les graines de catégorie pour les semer différemment. Et voir ce que ça donne. Avec curiosité, avec l’envie de savoir si ça marche, pour savoir quoi faire l’an prochain, même si elle sait que l’an prochain sera différent et riche d’autres essais.
Mon semi préféré c’est le semi à la volée à la main. Il me connecte à nos ancêtres depuis la nuit des temps, comme on dit. Sauf que là c’est pour de vrai. Sept ou huit mille an pour les lentilles, six ou sept mille pour le blé. C’est la manière de semer la plus simple et la plus nourrissante pour l’âme. Je sème en marchant dans la parcelle, en croisant les passages pour homogénéiser l’implantation, et puis je couvre d’une fine couche de paille ou de foin, en comptant sur une pluie pour déclencher le processus de germination. Les graines, pour s’en sortir avec ce traitement, doivent être rapides à engager une première racine dans le sol, celles qui n’y parviennent pas dessèchent, meurent et ne se reproduisent pas. Si je récolte les semences produites en fin de cycle, et que je les resème, en quelques saisons de culture, la population acclimatée sera composée de souches qui ont cette capacité à se saisir de la première pluie pour se lancer dans l’aventure avec vigueur (1). Ça ne fonctionne pas avec toutes les semences, mais rien n’égale à mes yeux l’élégance et la plénitude de cette pratique multimillénaire, qui se fonde sur une confiance dans le processus naturel.
A l’autre bout du spectre des techniques, il y a le semi grain par grain sous abri en barquette ou godets, ou mottes, sous conditions contrôlées, d’humidité, température, luminosité. Cette approche est consommatrice de terreau, dans lequel on trouve souvent de la tourbe, ressource non-renouvelable. Elle consomme aussi beaucoup de place au plus fort de la saison lorsque les rempotages successifs dans des godets plus grands multiplient les mètres carrés occupés sur table, à l’abri des limaces. Elle nécessite une sorte d’astreinte car sous abri, les semis ne sont pas exposés à la pluie et sont donc dépendants d’un arrosage régulier, d’autant plus que les contenants sont petits. Elle est parfois indispensable. Elle permet de démarrer la pousse plus tôt que ce que la température du sol ou de l’air ne permettent, agrandissant ainsi la gamme des plantes qu’on peut cultiver sous nos climats tempérés. Je l’utilise pour expérimenter des cultures de pays chauds (riz, mil) , pour les semences rares ou nouvelles pour moi, dont je veux suivre de près le développement (gesse, arachide), ou pour les semences que je n’arrive pas à faire germer autrement, ou que les limaces, les oiseaux, les campagnols ponctionnent trop à mon goût (betterave, chia). C’est un geste méticuleux, qui procure lui aussi des joies, celles de voir jour après jour les soins attentionnés produire du résultat.
Entre les deux, il y a la gamme des semis directs en pleine terre, légèrement enfoncés dans le sol, légèrement recouverts de terre, grain par grain, ou en poquets ou pincées, que j’utilise surtout pour les légumineuses et le maïs. C’est une technique plus économe en travail que le passage par la serre et les conditions contrôlées, mais un peu casse-dos tout de même. Tant que je suis en petites surfaces, en phase de multiplication et métissage, ça passe, mais quand je voudrai passer en production alimentaire, surtout pour les légumineuses, il va falloir augmenter les surfaces et donc le nombre de gestes à faire.
Je rêve bien sûr de semer un jour à la volée toutes les espèces qu’actuellement je sème en poquets en pleine terre, et de semer un jour en pleine terre, celles que je sème actuellement en barquette ou godet. Et je ne rate pas une occasion de tenter ma chance, comme avec le quinoa, qui bénéficiera cette année des deux techniques côte à côte.
A chaque fois qu’un de ces semis réussit, comme les lentilles cette année, qui ont germé vite en touffes denses, je ressens une petite jubilation d’avoir coopéré avec le sol et la semence en faisant juste ce qu’il faut pour aider.
L’agriculture en non-travail du sol n’est pas une agriculture de non-travail pour les humain-es et la production de protéines végétales nécessite de la surface (2). Ma névralgie cervicale de fin d’été a été une rude leçon pour moi, sur les limites de mon corps. Même si j’ai depuis abandonné les petits exercices quotidiens recommandés par ma kiné, j’ai intégré dans ma gestuelles quelques principes nouveaux, qui auraient dus être évidents depuis longtemps : gainer au moindre effort, limiter les gestes répétitifs, aller chercher la brouette quand c’est trop lourd, demander de l’aide pour les bâches, cesser toute tâche, même inachevée, si ça fait mal. En prévision des gestes répétitifs de semis de légumineuses qui m’attendent pour les années à venir, et en conscience de mon âge qui ne va que dans un sens, je cogite depuis longtemps à un outil qui permettrait de semer sans me baisser. Ca existe dans le commerce, sous le nom de canne à planter, ou canne à semer, mais je n’ai jamais réussi à me résoudre à les acheter, les trouvant chères et déjà trop sophistiquées. Finalement, j’ai fabriqué moi-même quelque chose, un truc, avec un simple tube en aluminium trouvé chez Emmaüs, dont j’ai découpé et déformé une extrémité. Ah ! Quel confort de pouvoir semer des rangs entiers en restant debout ! Il y a un coup de main à trouver pour gratter un peu la terre avec la pointe, puis tourner d’un quart de tour afin d’ouvrir une creux, et incliner le tube pour que les graines glissent sans rebondir. Ensuite une petite poussette du bout du pied et c’est joué ! Je ne contrôle pas bien la profondeur de semi, mais peu importe, j’aime l’idée que j’habitue mes fèves à ce semis irrégulier dont elles devront se débrouiller….
Je regarde mes parcelles de couverts végétaux, avec la féverole mélangée à l’avoine et au seigle, que j’ai semés à la volée à l’automne dernier. La féverole se tient bien droite, sans les tuteurs dont la fève semble avoir besoin. Et je me surprends à rêvasser d’une population de fèves qui à la fois s’épanouirait en semi à la volée, et en plus se tiendrait droite sans tuteurs. Quelle économie de travail cela représenterait ! En périphérie de parcelle, on récolterait des fèves fraîches, source de plaisir gustatifs précieux au printemps, et l’intérieur de la parcelle serait dédié à la fève sèche, source de protéine. Un tel semi, effectué à l’automne , pourrait se faire dans un couvert d’été couché, qui fournirait le paillage pour tout l’hiver.…. Je me réjouis d’avance des années de compagnonnage avec le sol et les graines qui m’attendent sur cette piste de travail.
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L’approche semencière dans laquelle je m’inscris ambitionne d’acclimater les populations semencières à un sol, un climat mais aussi une pratique.
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Moins que la protéine animale, mais nettement plus que les légumes. On peut récolter 20kilos de courgettes sur une planche de 5m2. Pour faire 20kg de lentilles il faudrait 100m2. Pour faire 20kg de viande de bœuf, il faudrait 800m2 (ordre de grandeurs, les rendements sont variables). La courgette, c’est de l’eau. La lentille, c’est du concentré. Le bœuf c’est du luxe.
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