Changement de zone météo
Une fois passée la latitude de Rio de Janeiro, la règle du jeu change. Finis les alizés réguliers, favorables et musclés, qui permettent de descendre de plus d’un degré de sud chaque jour. Le temps devient changeant. On renoue avec des calmes qui nous rappellent les brises folles du Pot-au-Noir et nous immobilisent sur place pendant de longues journées. On retrouve aussi des épisodes de vents contraires, des vents de sud, qui montent en puissance et nous contraignent à réduire la toile et à lutter pour avancer. Par deux fois les signaux du ciel nous préviennent : le baromètre baisse et le ciel change, annonçant dix à douze heures de bagarre. La vie à bord bascule en mode « résistance », l’un tente de dormir dans la couchette, l’autre tente de ne pas dormir dans le carré et aucun des deux n’y parvient. On tire des bords plats tant que le vent, les vagues et le courant ne permettent pas d’avancer, mais c’est pas grave : on fait le dos rond en attendant que ça passe, parce que ça passe toujours et que la côte que nous longeons est assez loin pour ne pas nous inquiéter. Une fois l’épisode passé, on aère le bateau on sèche les cirés et on recommence à bouquiner et à pêcher. A l’issue du second épisode, nous sommes si proches de l’arrivée qu’il est temps de se rapprocher de la terre. Tout en gardant un œil vigilant sur le baromètre, qui rechigne à remonter et sur le ciel qui semble annoncer encore autre chose.
Au plus mauvais moment
Cet autre coup de sud, un coup violent, provoqué par une dépression à trajectoire rapide que les fichiers météo transmis par satellite n’annonçaient pas, nous prend au plus mauvais moment. Trop proches de la côte et avec une marge de manœuvre réduite comme peau de chagrin. Nous laissons passer le port de La Paloma dont l’accès nous semble trop délicat dans les conditions de vent et mer que nous avons et nous engageons dans l’immense et capricieux Rio de la Plata, en direction de Punta Del Este, que nous n’atteindrons jamais. A 23h, la station de contrôle de La Paloma dont le rôle est un peu celui d’aiguilleurs du ciel pour les cargos qui entrent et sortent du Rio nous donne la météo que nous demandons. Apprenant que nous continuons dans les vents de force 7 annoncés, on nous pose une rafale de questions qui laissent augurer que la situation est sérieuse (1). La dame au bout des décide de nous suivre et nous rappelle toutes les heures pour s’enquérir de notre situation. Lorsque tout sera fini, nous découvrirons que le sentiment de sécurité que nous a donné ce suivi régulier par une voix féminine était bien illusoire, car ils n’ont pas de moyen de sauvetage à mobiliser pour venir à notre aide. Puis nous perdons le contact, trop loin de la station de la Paloma et pas encore assez proches de la suivante pour qu’un relais soit pris.
C’est une tempête
Nous sommes seuls dans la tempête, les vents sont de force 8 au lieu des 7 annoncés et les rafales montent à 9. La mer est grosse et pire : le vent tourne légèrement défavorable, nous poussant à la côte. Le bateau gite tant que le coté tribord du pont est en permanence dans l’eau. L’eau, d’ailleurs, entre de partout en franchissant des chicanes pourtant prévues pour la garder dehors : par le capot de fermeture, par les manches à air. Plus question de préparer un repas tant ça secoue, on grignote un quignon de pain heureusement cuit la veille. Pour faire pipi, c’est le seau dans le carré car la pointe avant (où se situent nos toilettes) est inaccessible. Dormir est inenvisageable. Le vent mugit en continu à tel point que même les moments à force 7 nous semblent des accalmies. Les nuages sont plus menaçants les uns que les autres, Ariel les appelle « grand méchant loup ».
Rapprochement inexorable de la côte
Nous passons les heures, regard rivés aux instruments, littéralement hypnotisés par les chiffres qui égrènent la descente continue du baromètre et les dixièmes de milles perdus face à la terre qui s’approche inexorablement, comme un compte à rebours du désastre à venir. Parce que nous perdons du terrain et que le vent n’a pas encore assez tourné pour qu’un virement de bord permette d’améliorer la situation. Nous avons peur qu’une voile se déchire tant elles souffrent et si l’une se déchirait, le temps qu’il nous faudrait pour en établir une autre risquerait d’être trop long. Le cauchemar de l’ile d’Yeu assaille les pensées d’Ariel, nous ressassons chacun tout ce qui aurait pu être fait différemment jusqu’à ce moment pour ne pas nous trouver dans une telle situation. Il aurait fallu se méfier beaucoup plus de ce redoutable endroit et prendre un grand tour au large avant de nous approcher du rivage. Il aurait fallu… si seulement …. Mais l’histoire ne peut pas être réécrite, nous sommes ici. Nous passons encore et encore en revue les cartouches qui restent en réserve. Tenter de virer de bord face au vent lorsque la marge de route sera trop consommée. Mais les vagues s’ingénieront à stopper le bateau en plein virement. Si ça ne marche pas, allumer le moteur pour aider au virement de bord, mais un moteur même solide comme Yann ne peut pas fonctionner à 45° de l’horizontale, à cause du niveau d’huile. Si ça ne marche pas tenter un empannage dos au vent, mais un empannage est une opération d’une grande violence et nous risquons de casser quelque chose si elle n’est pas parfaitement exécutée. Et prier pour que la bascule de Sud-Est à Sud-Ouest annoncée se produise avant qu’on rencontre les déferlantes qui finiraient de nous coucher à terre et fracasseraient le bateau sur le rivage dont les lumières sont là, si proches, trop proches.
Impossible virement de bord
Vers 5h du matin, Ariel tente dix ou vingt fois le virement de bord et à chaque fois, le nez de Skol est repoussé sur sa route initiale. Je savais ne pas pouvoir faire mieux. Le moteur allumé pour nous aider s’est mis très vite en alarme et nous avons préféré l’éteindre. Restait l’empannage, une sorte de va-tout, notre dernière chance de pouvoir attendre la rotation du vent sur l’autre bord. Nous exécutons l’empannage en nous hurlant aux oreilles pour rester synchronisés, l’un à la barre, l’autre à l’écoute et nous retrouvons sur l’autre bord, à brasser de nouveau la toile pour serrer le vent, heureux de n’avoir rien cassé, ni la bôme, ni les bastaques, ni le palan d’écoute…. Croyions-nous. Le cap sur ce bord est une fraction de degré meilleur que le cap sur l’autre bord, le glissement vers la côte nous semble moins inéluctable et l’espoir remonte.
Enfin le vent tourne !
Encore quatre longues heures de cette lutte angoissante sans réelle amélioration de notre situation ni baisse de la force du vent et nous voyons enfin se produit la modification tant espérée. Ce furieux vent reste furieux mais il tourne de quatre-vingt-dix degrés en quelques minutes et nous ouvre la porte du large, de la sécurité, de l’espoir. La tension se relâche, nous sommes épuisés mais recommençons à croire à la possibilité d’une issue heureuse de cet épisode, le pire que nous ayons jamais connu. Nous prenons du repos par tranche de trente minutes chacun son tour pendant la levée du jour, qui nous montre un ciel toujours aussi menaçant. Mais la terre est presque dans notre dos, notre route taille au large et chaque heure remet des précieux milles entre les déferlantes et nous.
Sueurs froides rétrospectives
C’est le moment de l’inventaire des casses et pertes. Le petit foc a tenu le coup admirablement, il aura droit à un check-up complet dès que possible mais nous le félicitons amplement pour son dur labeur ; Deux coulisseaux de grand-voile sont cassés et une petite déchirure se situe au niveau du troisième ris, que nous ne voyons pas encore. Deux pare battages, accrochés à l’arrière, ont été emportés et notre godille fabriquée sur mesure pour Skol il y a 4 ans a aussi disparu du pont. Plus sérieux pour notre sécurité, nous découvrons seulement maintenant que pendant l’empannage, un câble métallique essentiel (1) s’est rompu. La simple évocation de cette casse tandis que j’écris ce récit suffit à me glacer le sang tant nous sommes passés près de très, très gros ennuis. Il faut dire qu’Ariel a eu le génie d’insister suffisamment sur le risque que représentait ce bout de câble un peu âgé pour qu’on installe deux jours auparavant un cordage en double, une sécurité pour « au cas où ». Le cordage était bien dimensionné, il a pris le relais du métal cassé sans qu’on s’en rende compte et la grand-voile a continué à répondre à l’écoute. A défaut de ce cordage de relais, nous nous serions retrouvés avec une grand-voile folle, battant au vent loin du bateau et le risque d’homme à la mer dans les tentatives d’en récupérer le contrôle. Notre survie n’a peut-être tenu qu’à ce petit bout de ficelle attaché au bon moment et suffisamment sérieusement.
Deux bises claquantes
La dame du contrôle portuaire, qui était allée dormir en nous sachant en difficulté, retrouve la voix d’Ariel et le nom de Skol dans son casque au milieu de l’après-midi, venant du large cette fois-ci et demandant refuge à La Paloma. On ne bavarde pas sur les ondes qui sont dédiées à la sécurité en mer, mais la paire de bises claquantes qu’elle nous donnera lorsque nous nous présenterons aux autorités, une fois amarrés, en dit long sur son soulagement de nous voir arriver sains et saufs (2).
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1 - Questions qui semblaient préparer une transmission de dossier aux équipes de secours : effectif et état de l’équipage, moyens de communication et d’appel au secours, couleur de la coque, du pont et des voiles, nombre de gilets de sauvetage, radeau de survie, balise de détresse et j’en passe.
2 - Pour les techniciens avides de détails, il s’agit d’une estrope qui relie la poulie supérieure du palan d’écoute de grand-voile à a bôme.
3 - En aout dernier, un voilier est parti de La Paloma est parti en mer avec quatre équipiers, qui n’ont jamais été revus. Le bateau a été retrouvé plus loin sur la côte, vide..