Le détroit de Magellan a une forme en V un peu tordu, dont les deux branches ont des caractéristiques si différentes qu'en passant de l'une à l'autre on change presque de monde. D'un côté la Patagonie sèche et plate, de l'autre la Patagonie humide et escarpée. Le détroit communique avec deux océans dont chacun exerce son influence. D'un côté l'Atlantique et de l'autre le Pacifique. Où se situe la ligne de partage des eaux ? Peut-être au pied du Cabo Froward, le cap mythique tourné vers le sud. Il marque la fin actuelle du continent américain, ultime aboutissement d'une continuité territoriale qui commence dans le grand nord canadien (1). Au-delà de cette fracture de la plaque continentale, se trouve l'archipel de Terre de Feu, autrefois partie du continent, avant que les bouleversements tectoniques et glaciaires ne les en séparent. L'ile Grande de Terre de Feu d'étend sous l'aile Est du V, coté atlantique, les autres iles sous l'aile Ouest, vers le pacifique.
Notre projet n'est pas simplement de passer d'un océan à l'autre comme beaucoup de tour-du-mondistes qui s'offrent la grande aventure patagone plutôt que le raccourci tropical du canal de Panama pour franchir l'immense barrière continentale américaine. Ceux-là traversent la région humide, froide et balayée de vents violents en pensant déjà à la chaleur, aux eaux coralliennes et aux cocotiers qu'ils vont (re)trouver plus loin dans les iles tropicales du Pacifique. Mais nous, nous envisageons de rester au Chili pour revenir vers le sud l'an prochain. Alors nous tentons d'en faire une expérience plus savoureuse que pénible, plus contemplative que rapide. Alors, autant nous avions englouti la première branche du détroit en quelques jours, au rythme des marées et sans véritable abri sur le chemin, autant nous avons abordé la seconde en prenant tout notre temps. Après la satisfaction d'être arrivés jusqu'ici et l'émerveillement de nos premiers glaciers, nous étions persuadés que la remontée vers le nord-ouest, contre des vents dominants, n'allait pas être facile non plus, mais la topographie très dentelée des rives du détroit offrant un nombre d'abris bien supérieur dans cette second partie que dans la première, il était envisageable de fractionner cette autre difficulté en petites portions. Ce que nous avons fait. Neuf étapes en dix-huit jours et deux cent milles de zig-zags méthodiques contre le vent pour parcourir « seulement » les cent vingt miles qui séparent Paso Froward de Paso Tamar (2). Moins de dix milles par jour, en moyenne, même pas l'allure d'un marcheur à pied !
Nos cœurs ont extraordinairement gonflé lors de l'apparition, au détour de Paso Tortuoso, d'une percée dans les montagnes, là-bas, au nord-ouest ! Percée que nous avons pris pour une vue directe sur l'océan Pacifique à la sortie du Détroit, en nous imaginant l'émotion que le capitaine Magellan et tout son équipage avaient pu ressentir en la découvrant. Il faut dire que jusque-là, l'horizon était barré de montagnes à trois cent soixante degrés. La sortie que ces premiers explorateurs cherchaient depuis des mois semblait là, désormais à quelques jours de navigation seulement. Mais c'était une illusion. Même par temps clair, il faut attendre Paso Tamar pour être certains que tous les sommets se sont révélés et que l'horizon qu'on voit là est un vrai horizon. Peu importe, cette avancée vers la trouée pacifique qui n'en finissait pas de disparaitre sous la pluie et réapparaitre à chaque éclaircie a donné à notre navigation un parfum d'histoire, la lumière d'un accomplissement en cours. C'est aussi sans doute cette idée de l'histoire et de l'accomplissement qui a teinté d'une sorte de vague-à-l'âme nos derniers jours dans le détroit. Nous étions un peu tristes à l'idée de terminer cette phase de notre aventure. « Déjà ? », nous disions-nous. Entrés à Punta Dungeness le 20 janvier, nous sortons à Faro Fairway le 9 mars. Finie la descente vers le Grand Sud, pour cette année. Maintenant, on va remonter vers le nord, de l'autre côté.
Combien avons-nous avons aimé ce Magellan-seconde-partie ! Son ampleur somptueuse. Ses allures de vieux sage tout ridé par les millénaires de travail de l'eau sur la roche. La majesté de ses paysages, du cap Froward très austère aux escarpements battus par les vents de l'ile de la Désolation. La réduction progressive des hauteurs de sommets au fil de notre avancée vers l'océan Pacifique sans pour autant que disparaissent les neiges éternelles. L'alternance de journées de temps maniable avec des passages de pluie et de mauvais vent, qui nous laissaient le temps de savourer les escales dans les caletas et nous donnaient ainsi la sensation de progresser sans trop guerroyer, de nous acclimater progressivement à ses petits caprices météo, la sensation de faire connaissance avec lui. Au début bien large et respirant puis plus étroit, presque encaissé dans paso Tortuoso avant de s'ouvrir de nouveau vers la sortie. Au début agité de petit clapot ou de vagues escarpées, propres aux eaux limitées. A la fin bercé des échos ondulants de la grande houle océanique qui s'engouffre par la Boca Occidental. Quel plaisir de retrouver le dernier jour des sensations de haute mer que nous avions presque oubliées ! Mais il n'est pas encore temps de nous engager sur le grand océan. Il reste mille miles de canaux encore à découvrir.
-
Le canal de Panama ne compte pas, c'est une fabrication humaine.
-
La branche ouest du Détroit s'étire sur pratiquement 150 miles mais nous l'avons quitté un peu avant la fin, pour emprunter le Canal Smith vers le Nord.
Commentaires