Extrême sud du Brésil. Même dans nos rêves les plus fous, nous n’imaginions pas échapper à un gros coup de torchon au moins, dans cette zone qui nous avait servi d’épreuve du feu, il y a trois ans, puis nous avait offert notre baptême des cinquante nœuds quelques mois plus tard. La zone maritime qui passe au large de Porto Alegre et du Cap de Santa Marta Grande est sans pitié. Nous étions prévenus que les tempêtes ici sont difficiles à prévoir. Nous savions que la situation pouvait évoluer très vite et nous rafraîchissions régulièrement notre pronostic météo dans l’espoir de voir venir avec juste assez d’avance pour nous organiser un peu. En outre, pour parer au pire, nous avions choisi de naviguer très loin de la côte ; à cent milles cette fois. Le rallongement de la route de quelques jours nous procurait un sentiment de sécurité tout fait tangible. Dans les tempêtes, le danger vient rarement du vent, il vient parfois de la mer lorsque les vagues déferlent de manière chaotique (1), mais il vient surtout de la côte, lorsqu’elle est trop proche.
C’est donc sans grand affolement que nous avons vu surgir à l’écran l’annonce de deux jours de vrai mauvais temps, force 7 à 8, vent de face, suivis d’un pronostic de six à huit heures d’enfer déchainé, force 10 au moins, dans la période la plus violente, mais alors dans notre dos. C’est effectivement ce qui s’est produit. Pendant la première interminable partie, à cause des vents contraires, notre trajectoire prend des allures d’immense zig-zag très serré d’une apparente inefficacité confondante. Une demi-journée vers la côte, une demi-journée vers le large, et ainsi de suite, la progression vers le nord, vers notre objectif, devenue quasiment imperceptible. Cette zone de la carte est usée et illisible tellement on a tracé nos positions les unes sur les autres ! (2). La mer est agitée, régulièrement une falaise liquide nous arrête presque et la suivante nous bouscule de travers. C’est la rançon d’un bateau de petite taille qui ne peut pas enjamber la mer souplement mais peine à escalader les obstacles qui se suivent sans fin. Dans ces conditions, la vie à bord est réduite au minimum, veille pour l’un, repos pour l’autre, nos estomacs demandent qu’on les épargne ou bien se soulagent dans le seau. Mais nous ne sommes pas en danger et réduisons la toile chaque fois que Skol semble souffrir, par des manœuvres bien huilées, exécutées avec prudence et précision. L’alternative à cette bagarre aurait été prendre la cape ou de partir en fuite, une longue glissade vers l’arrière, donc tous comptes faits, nous nous en sortons pas trop mal. Deux jours entier de lutte nous donnent envie d’en finir avec cette zone maudite et nous attendons presque le coup de sud avec impatience.
En deux heures, le vent passe du nord à l’ouest en faiblissant légèrement. Nous affalons ce qui reste de la grand-voile, anticipant sur l’arrivée du front froid. En quinze minutes le vent achève sa rotation de l’ouest au sud, tout en reprenant de la force. Et quelle force, mes aïeux ! C’est là qu’on voit le savoir-faire accumulé par vos serviteurs dans la lecture des signaux de l’environnement. A trente nœuds, la rafale laisse sur l’eau un frisson qu’on peut suivre de l’œil et qui s’efface rapidement. A quarante nœuds, elle forme des trainées blanche qui s’étalent largement sur le dos de chaque vague et finissent par former une nappe de veines couvrant la mer complètement. Le foc est remplacé par le tourmentin, tout petit et beaucoup plus solide. A cinquante nœuds, elle se met à vaporiser la surface de l’eau, produisant comme de la fumée. La perte de notre anémomètre il y a deux ans dans le Golfe des Peines n’a finalement que peu de conséquences pour nous. Juste la frustration de ne pas savoir jusqu’où le vent monte, au-delà des cinquante nœuds. Force 11, peut-être ?
Evidemment, avec un changement si brutal de la direction des vents, qui ont basculé de cent quatre-vingts degrés, les vagues ne savent plus où donner de la tête. Il y a beaucoup d’inertie dans les mouvements de la houle. Alors elles frappent de droite, de gauche, parfois des deux cotés en même temps. Les ondes peuvent certes parfois s’annuler pour offrir un fugace et illusoire plateau sans gros mouvements, mais aussitôt après elles se cumulent, additionnant leurs formes et leur force, se dressant soudain comme des montagnes éphémères devant nous, derrière nous, ou directement sous la poupe de Skol, le projetant en avant dans un long surf où, malgré sa provision mytilicole accrochée au fond de culotte, il atteindra les 6 ou 7 nœuds de vitesse.
Nous nous apprêtons à laisser Skol filer tout seul comme un grand vers le nord tiré par le tourmentin, la plus petite voile de tempête, mais une méchante déferlante nous renverse sauvagement, nous laissant sonnés d’avoir vu voler dans l‘habitacle ce qui n’était pas verrouillé depuis longtemps (3). Le sol est jonché d’un bazar hétéroclite composé d’ustensiles de cuisine, de crayons, de lunettes de soleil, du contenu des vide-poches et j’en passe mais nous n’avons guère le temps de nous attaquer au rangement, car j’entraperçois dans le cockpit une anomalie sérieuse. Notre radeau de survie a disparu ! Non, il n’a pas tout à fait disparu, je le vois, là, sur le côté, assis sur le banc, prêt à sauter par-dessus-bord à la prochaine vague ! Urgence ! Les déferlantes veulent nous piquer nos affaires ! On repasse les bottes et les harnais à toute vitesse sans oublier de bien tout serrer, et on sort sauver le matériel, le convaincre de redescendre dans le fond du cockpit, puis de retourner dans son logement sous la barre pour le sangler en double cette fois. L’idée de la puissance de l’eau qui a rendu possible un tel mouvement de cette boite de quarante-cinq kilos au bas mot nous laisse perplexes. Je n’aurai pas aimé me trouver sur ce banc non attachée au moment où la furieuse (4) a frappé en traitre, sans doute juste après que Skol se soit trouvé momentanément dévié de sa trajectoire par une vicieuse, venue frapper en biais. Il est très difficile d’estimer la hauteur des vagues quand tout bouge tout le temps, mais certaines d’entre elles atteignaient sans doute dix mètres. Presque la hauteur du mat.
Pour tout vous dire, malgré la fureur du vent, il faisait franchement beau, c’est-à-dire qu’il y avait de larges pans de soleil, nous étions à la mi-journée, nous avions espoir que ça se calme à la nuit, alors j’ai proposé qu’on ne prenne plus le risque des vagues et qu’on reste chacun son tour auprès de la barre pour donner un coup de main à Barkaï dans les moments difficiles. L’avantage de cette façon de faire c’est qu’au lieu de subir les vagues la moitié du temps parce qu’aucun régulateur d’allure n’est capable d’anticiper, nous avons pu les utiliser pour surfer en nous positionnant à chaque fois bien perpendiculaire, pour garder de la vitesse, pour cavaler le plus vite possible vers le nord, et ça faisait du bien, après ces deux jours de piétinement épuisant.
L’autre avantage de cette façon de faire, c’est qu’elle donne l’opportunité d’admirer le paysage. Cette tempête était absolument magnifique. Eclairées par le soleil, les montagnes d’eau nous surplombant prenaient des couleurs turquoise lorsque les rayons lumineux en traversaient la cime au moment crucial, à l’instant culminant, juste avant que ça déferle. Et puis, après l’effondrement mousseux interminable, l’écume se mêlait à l’eau en formant de vastes nappes couleur céladon qu’on longeait ou traversait en les observant se déformer comme des animaux. Ca nous rappelait les couleurs des glaciers, comme si on retrouvait pour quelques heures, nos chères montagnes du grand sud. Régulièrement, une rafale à plus de cinquante nœuds faisait s’envoler non seulement l’écume des vagues mais aussi leur ventre, aplatissant l’ensemble sous la pression pour mieux laisser l’agitation reprendre la seconde d’après. Nous nous relayons, mêlant l’effort vigilant et la contemplation béate pendant le quart de travail à l’extérieur, avant de reprendre un peu de repos en bas, dans un habitacle infiniment moins bousculé grâce à l’assistance à la barre. Nous gardons le sourire, confiants dans cette approche, contents de tailler à pleine vitesse, parce que la lumière du jour nous permet de bien vivre la fureur des éléments.
D’ici à la nuit tombée, la mer se sera ordonnée, le gros du vent sera passé, il sera possible de renvoyer un peu de toile et Barkaï assurera de nouveau tout seul une route stable. A l'aube, on déploiera le grand génois et un petit rorqual viendra faire la cour à Skol quelques heures (5). Après Santa Marta Grande, nous passerons au large de l’ile de Santa Catarina, guidés toute la nuit par la lueur de Florianopolis, pour atterrir dans la région de Porto Belo, en pêchant un beau Tassergal au passage, signe que les conditions d’approche seront douces. Douze jours après avoir quitté La Paloma, nous aurons remonté un bon quart de la côte Brésilienne et nous serons sortis des régions sujettes à conditions extrêmes, oxala !
- Pensée émue pour les coureurs de la très rustique Golden Globe Race, qui font un tour du monde sans escale sur des voiliers à peine plus grands que le nôtre et rencontrent des mers si terribles dans l’océan indien et l’océan pacifique que plus d’un s’est fait retourner comme une crêpe.
- Nous avons eu tout le temps de réfléchir aux difficultés de remontée au vent d’un bateau de croisière lourdement chargé, dans une mer perturbée par des mouvements de courant – évidemment défavorables – surtout lorsque la coque est incrustée de coquillages Trois mois d’escale à La Paloma ont effacé le résultat du grattage à flot à Puerto Quequen. En temps normal, nous progressons vers le vent avec un angle de 60° de part et d’autre, ce qui n’est déjà pas une performance terrible, comparé aux 40 ou 45° des bons bateaux de près. Mais là, en cumulant les vagues hachées qui nous stoppaient régulièrement, le courant contraire et la coque sale, nous n’étions pas loin des 85° de chaque côté du vent, ce qui veut dire seulement 5° de grignotage vers l’objectif. Y’a du boulot pour rejoindre l’Europe !
- Passé 30 nœuds, beaucoup de verrous sont tirés en place, la plupart des objets usuels sont calés et la bonde de l’évier de cuisine est couverte en prévision d’un éventuel reflux gluant et malodorant. C’est du vécu !
- C’est peut-être elle qui a amorcé ou parachevé le dévissage d’une des jambes de force de Barkaï, notre régulateur d’allure, mais sur le moment nous n’avons rien vu. Ce n’est que le lendemain que nous avons constaté la menace et réparé en voltige. Décidément les vagues voulaient nous piquer notre matériel !
- Je dis faire la cour parce que vraiment sa manière de nous tourner autour, de montrer les flancs, de nager à notre vitesse, semblait montrer qu’il cherchait le contact et en cette saison, le contact c’est la parade prénuptiale. Il faut dire que le petit rorqual mesure 9 – 10m de long, c’est-à-dire à peu près la longueur de Skol, dont les dessous sont gris tachés du noir des moules. Mais voyez-vous, le machisme n’existe pas chez les baleines et il a eu la courtoisie de ne pas nous faire du rentre-dedans pour nous convaincre de céder à ses avances !!