Alors que depuis quelques mois mon rythme d’écriture s’était bien ralenti, voilà, de multiples directions, des invitations et encouragements à m’asseoir de nouveau devant mon clavier, et pas juste devant mon écran. Il est vrai que j’ai un peu négligé cette dimension de ma vie qui pourtant était si importante pendant tant d’années. Je me laisse absorber par les activités quotidiennes dans la journée. Je me sens plus fatiguée en fin de journée, donc plus encline à lire, écouter ou visionner qu’à produire moi-même de la nourriture intellectuelle. Peut-être aussi que l’audience très modeste de ce petit blog me fait douter de l’utilité de mes écrits. Peut-être aussi que je suis impressionnée et admirative de la production des autres, vieilles autorités ou jeune têtes bien faites, et que je n’ose plus me lancer, de crainte de ne pas être à la hauteur.
Mon histoire avec l’écriture a commencé vraiment il y a vingt ans, en 2005. D’abord par des sujets très techniques. La relation d’autorité au travail, ses ressorts, ses effets, les moyens de faire réfléchir les dirigeants à leurs méthodes, et les équipes à leur fonctionnement. Trois cent vingt notes de blog en huit ans, deux livres. C’était un moyen pour moi de métaboliser mon expérience du management, d’entretenir le lien entre ma pratique et la théorie, de constater les évolutions de ma pratique d’accompagnante de dirigeants et d’équipes et d’en faire un bien commun à la disposition de toute personne intéressée. Et puis j’avais le sentiment d’apprendre un métier – écrire pour un public - qui me serait peut-être précieux un jour, lorsque ma surdité, qui venait de franchir un seuil, arriverait à un stade auquel mon métier de consultante, fait d’écoute fine, ne pourrait plus s’exercer.
A partir du début de l’année 2008, à la suite de l’achat d’un voilier, j’ai tenté une écriture moins technique, plus évocatrice, plus sensorielle, plus poétique, ou plus ethnographique, autour de mes aventures maritimes (1). Cinq cent vingt notes de blog en un peu plus de dix ans, qui ont à ce jour attiré deux cent vingt six mille vues. Notre récit en léger différé, à partir du départ de France en 2014 et jusqu’au retour en 2019 était assez suivi par le petit monde des porteurs de rêves et projets de « grand voyage », qui, ainsi, naviguaient à travers nous. (2)
Pour m’émanciper partiellement de la férule de mon compagnon, et revenir à une écriture dont je serai seule décideuse, j’ai créé en 2016, donc pendant le voyage encore en cours, projet d’écriture parallèle, un tout petit blog, sur la transition, du point de vue des occidentales, éduquées, prospères, qui choisissent de réduire leur train de vie, dans le but explicite de réduire leur impact et ainsi mieux partager les ressources. Au début, j’ai vraiment espéré en faire une aventure collective, mais mes tentatives de recruter des contributrices n’ont pas eu de succès. Entre mon éloignement sur les océans, leurs emplois du temps de terriennes et leurs timidité à écrire, rien ne s’est produit et ce blog, celui sur lequel vous me lisez actuellement, est vite devenu le recueil de mes seules tribulations. Et il est resté modeste. Cent soixante sept notes seulement en presque dix ans. Son degré de dispersion thématique m’a posé problème souvent. Qui va s’intéresser à un truc aussi coq-à-l’âne ? Mais j’avais besoin d’un lieu pour déposer mes observations, mes pensées, mes apprentissages, mes questionnements. Avec en filigrane l’idée que peut-être, au fil du temps, ça prendrait une forme. Il ne m’appartient pas de dire si au final, ce patchwork de textes et de thèmes est lisible de l’extérieur. Je crois que je me suis maintenue accrochée à cette routine d’écriture comme a une bouée, une ligne de vie, un centre, une constance, un repère dans ma vie, dont j’avais besoin. Et puis, je suis toujours tellement déçue lorsqu’un blog que j’aime lire devient trop clairsemé, voire semble abandonné sans explication. N’ayant pas de raison d’arrêter, j’ai continué.
Les invitations récentes à revenir à l’écriture que j’ai captées, sont notamment liées à l’invasion de la vie moderne par la Non-Intelligence Artificielle. Pourquoi donc reprendrai-je sous ma propre plume l’usage impropre du terme « intelligence » par lequel cette production humaine est désignée? J’entends, par exemple, Zak Stein (3), philosophe de l’éducation, parler de sous-traitance des activités de pensée et d’écriture, qui se généralise avec l’usage des LLM (Large Language Model). Il dit que nous risquons de perdre nos aptitudes à penser et écrire, alors même que l’évolution du monde va rendre ces compétences indispensables pour distinguer le vrai du faux, comprendre et partager la compréhension, développer un discours, défendre une vision du monde qui resterait humanisée. L’émancipation par la réflexion et l’écriture seront plus que jamais vitales dans une société noyée de fausses informations, de distractions, de nuages de fumée. Son propos me touche, j’y songeais déjà. Il faut rester capables d’écrire, résister par l’écriture, produire nos propres récits, vivants, incarnés.
Dans un texte publié il y a déjà quelques années, mais récemment remis en lumière (4), Ursula Le Guin contestait la narration « héroisante » de l’histoire de l’humanité. Elle propose à la place quelque chose de peut-être moins captivant mais plus vrai et surtout plus aidant pour l’humanité que la glorification est actes violents; une narration de la subsistance au quotidien, de la petite action. Une narration de la chose dans laquelle on met d’autres choses, une histoire de contenant et des choses qu’il contient. Parmi les contenants, elle compte les bols et paniers pour porter la récolte en surplus de ce qui est immédiatement consommé. Les écharpes dans lesquelles on porte les tous-petits pendant qu’on récolte. Mais aussi les contes et chansons, et plus tard les livres qui contiennent des mots, qui contiennent du sens. Elle me redonne confiance dans l’idée que peut-être, mon récit modeste du quotidien de la transformation ordinaire, sans embellissement et sans héros ni héroïne aurait un intérêt à être écrit et lu.
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J’aurai pu écrire « nos aventures maritime ». Les textes étaient accompagnés de photos réalisées par mon compagnon de l’époque. Bien que n’écrivant pas lui-même, il avait de très hautes exigences sur la qualité rédactionnelle, ce qui à la fois stimulait mon peaufinage d’écriture mais aussi entravait ma liberté, tant sur les sujets à traiter que sur la manière de les aborder.
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Un seul essai de publication d’article dans un magazine de voile a abouti. Ma plume n’était pas assez convaincante pour que prenne forme le rêve, un temps caressé, de produire un complément de revenus pendant le voyage au long cours. D’autres ont essayé de financer leur voyage grâce à un blog financiarisé, ou un contrat avec un média. Dans nos rencontres, il ne m’a pas semblé que c’était confortable. Beaucoup de contraintes sur le voyage lui-même pour tenir les impératifs de publication, alors que la vie a bord est déjà assez complexe et pleine de contraintes. Il y avait aussi dans cet exercice une sorte d’obligation d’embellissement de la réalité à laquelle je n’avais pas envie de me plier, même si, après coup, je me suis rendue compte que j’avais tout de même beaucoup retenu ma plume par égard pour mon compagnon d’aventures. Une fois revenue en France, il ne m’a pas semblé pertinent de chercher à écrire un livre, malgré beaucoup d’interrogations amicales autant que naïves, car je n’avais rien d’extraordinaire à raconter, qui n’ait déjà été raconté par d’autres. Nous n’avions même pas fait naufrage au cap horn ! Le blog a eu une belle audience en tant qu’histoire en train de se dérouler, et il reste encore disponible en ligne à quiconque s’intéresserait à un replay.
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https://www.terrestres.org/2018/10/14/la-theorie-de-la-fiction-panier/
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