Les cerisiers sont greffés, une dizaine. Les oignons et échalotes sont en terre, et aussi les fèves et pois de printemps, puisque les semis d’automne ont été dévorés par oiseaux et limaces. J’apprends à border plus sérieusement les filets anti-oiseaux, et je prie pour que les limaces trouvent une autre nourriture (1), en évitant de leur offrir moi-même un boulevard avec un paillage prématuré. On paillera plus tard, lorsque les plants seront forts. Je continue d’embrasser les joies de l’entretien à la faux des allées et abords ; ça donne un petit air à peu près tenu mais quand même légèrement échevelé, que je commence à vraiment préférer à la tonte. Et puis j’ai de moins en moins envie de faire tourner une machine à pétrole pour couper de l’herbe, alors que je peux le faire sans autre bruit que le doux shroufffff de la lame fine et courbe. Je suis curieuse de découvrir la superficie totale que je pourrai entretenir ainsi, à raison de quelques sessions d’une demi-heure par semaine, c’est à dire en incorporant ce geste dans mon quotidien. Avoir un œil sur la vitesse de pousse, repasser suffisamment fréquemment pour rester au stade tendre de l’herbe, si agréable à faucher sans effort. Mon geste se précise et se régularise, je m’arrête toujours avant que ça devienne douloureux ou pénible et je reviens toujours à mon logis avec le sourire, la faux sur l’épaule, la corne et la pierre à la main, dernier affûtage fait et protège-lame soigneusement remis en place. Une routine qui, j’espère, tiendrait jusqu’à mes vieux jours.
Avec la remontée des températures et le retour d’un relatif ensoleillement, ce n’est pas seulement l’herbe qui pousse mais tout le monde qui pousse la sève. Les arbres se réveillent en succession, les espèces l’une après l’autre. Ce matin j’ai fait un tour des noisetiers, pour vérifier que nos cinq variétés sont toujours là. Les quatre figuiers plantés au sud de la haie de branchages gonflent, les sept asiminiers au nord sont à la peine, certains d’entre eux se sont fait manger le bourgeon apical, par je ne sais quel animal. Pourtant, je forme beaucoup d’espoir pour cette plantation, installée avec soin. Et j’ai vendu le reste de mes asiminiers. S’ils ne repartent pas, je devrai repartir, moi, de la graine, deux ou trois ans en arrière. Cette perspective entre sans violence dans mon champ de vision, alors que quelques mois en arrière, je me serais énervée d’avance, ou inquiétée. Peut-être pousseront ils un bourgeon plus bas, si le système racinaire n’a pas été touché.
Il semble que je sois en train de sortir de ma léthargie déprimée hivernale, bon an mal an. Je m’extirpe de mon lit moins souvent tard, mes pensées paysannes sont bien présentes, établissant et revisitant les calendriers de préparation des sols, semis, repiquages, greffages, comme un jonglage au ralenti dans lequel il m’importerait de ne pas perdre trop de balles. Cette entrée en saison est plus douce que l’an dernier, pour plein de raisons. Je mesure à quel point je me suis sentie seule il y a un an, face aux six cent mètres carrés de terre labourée dont il fallait s’occuper rapidement, à la houe, pour la préparer aux semis. Cette année, plus de la moitié est sous couverts végétaux depuis l’automne, couverts qui n’auront pas besoin d’attention avant avril, voire mai (2). Un quart est consacré aux céréales d’hiver, dont on ne s’occupera qu’en juin ou juillet. Il me reste donc seulement un quart à m’occuper, ça change totalement ma charge mentale. J’ai réduit mes ambitions, sur les conseils du médecin qui m’a vue percluse de douleur cervico-braciales à la fin de l’été. Un conseil qui est resté gravé en moi et a composté tout l’hiver. Et aussi, j'ai posé des mots sur ma fatigue, débrayé du rôle de locomotive agricole, invité les membres du collectif à construire une autre dynamique avec moi sur la dimension du projet, si c'est important pour elleux, et constaté, bien entendu, que personne ne m'en veut pour ça.
Il n’est pas très clair pour moi comment j’ai émergé de mon marasme hivernal - pour autant que j’aie vraiment émergé - mais j’ai conscience d’avoir délibérément refusé de forcer la sortie, préférant accepter la saison sur laquelle je n’avais pas prise. Saison du ciel gris, aux journées courtes et à l’air frais. Saison de mon âme en larmes et en inquiétude. Saison de mon corps fatigué, douloureux, qui refusait de se lever le matin. Après tout, c’est normal et humain de ressentir une profonde tristesse face à l’état du monde, normal d’avoir l’énergie basse en hiver, lorsque les journées sont courtes et que justement les cultures demandent peu de soin. Normal. Je n’ai failli à personne pendant cette période, mon service minimum a été honoré, envers mes enfants, envers mon collectif. Je me suis excusée auprès des ami-e-s que j’ai délaissé-e-s quelques mois. Ma culture militante s’est enrichie de nombreuses lecture, podcasts et cogitations. Timidement, un rapprochement, l’équipe locale et régionale des Soulèvements de la Terre m’ouvre ses réunions et ateliers, la complexité de ses enjeux croisés, ses codes, ses pratiques, elles-mêmes en tâtonnements et expérimentations. J’y vais doucement, de peur de me faire engloutir dans l’action, mais je suis contente à chaque rencontre.
Et surtout, je crois, j'ai ramené à plus de modestie l'idée que je me faisais de ma trajectoire, de mon utilité, de ma capacité à participer au changement sociétal. Voilà semble-t'il le changement le plus profond que j'ai opéré cet hiver. Je peux choisir ce que je fais de mon temps, de mon argent et de mon énergie, en conscience de mes limites, sans choisir l'effet que ça aura sur quoi que ce soit dans le long terme et sans assurance sur la pertinence de mes choix .
Oxalà !
- Le semi de couvert de radis daikon qui aurait pu satisfaire les limaces et les détourner de mes semis de printemps a raté. Trois semis successif ont été immédiatement dévorés. Contrariant mais courante quand on démarre un agriculture sans traitement: le temps que le système se rééquilibre et que les couverts parviennent à se développer, il faut plusieurs années de tâtonnements et de persistance.
- je parlerai bientôt du comportement étrange de mes couverts végétaux d'hiver
Les commentaires récents