Il y a quelques mois, j’ai eu la mauvaise idée d’écrire ici et de dire tout haut, que je suis capable de ressentir de la joie à porter le seau plein de caca jusqu’à la zone de compostage. J’ai eu beau préciser que ma joie était liée au fait d’exécuter une tâche nécessaire et de le faire au bon moment, je crois que j’ai, ce jour-là, raté une occasion de me taire, et involontairement alimenté le mythe. Un mythe auquel certes j'ai adhéré ces dernières années, par moments, sous l’influence de belles personnes convaincantes.
Le mythe dont il s’agit, qui circule dans les écolieux, c’est celui selon lequel il existerait un élan pour tout. Un élan flottant quelque part, prêt à se manifester, et qu’il suffirait d’attendre pour que toutes les tâches qui doivent être accomplies le soient, sans que quiconque ne soit forcé-e ou ne doive se forcer. Une impulsion personnelle, née d'un goût pour la tâche elle-même ou d'une envie d'accomplir en conscience quelque chose pour le groupe. J’y ai cru. Parfois. Fugacement. Naïvement. J’ai voulu y croire. Ça serait si beau, un groupe d’humain-e-s qui trouveraient un tel équilibre.
Dans ce collectif dépourvu de tout-à-l’égout, décision a été prise en conscience, par les adultes présents au début du projet, de condamner les fosses sceptiques, démonter les cuvettes à chasse d’eau et fabriquer des toilettes sèches, avec ou sans séparateur d’urine. Chacun chacune dépose ses déjections solides et tout ou partie de ses urines dans un seau. L’élan pour vider le seau du foyer se trouve au sein de chaque foyer (1). L’élan pour vider un seau collectif est un peu moins certain. Et ça ne suffit pas, car la gestion du caca comporte des tâches avant et après le vidage du seau. L’approvisionnement en copeaux en amont, le retournement du compost après la première chauffe, et son évacuation après compostage, en aval. Les optimistes professent qu’il se trouvera toujours quelqu’un pour avoir de l’élan à allouer à ses opérations. Les pessimistes pensent plutôt que le jour où personne n’a envie ni disponibilité pour s’y coller arrivera tôt ou tard. La réalité se trouve bien entendu quelque part entre les deux. Certaines personnes trouveront simple d’embarquer le sac de copeaux vide et de rajouter quinze minutes à leur sortie courses pour passer à la scierie et auront vraiment envie de le faire, pour assurer que tout est en place pour accueillir des invités, par exemple. D’autres trouveront sympa de faire un peu de musculation en retournant le tas de compost un jour ensoleillé. Et c’est vrai que dans un grand groupe, si l’information à propos des tâches à faire est suffisamment partagée, la probabilité de rencontre entre une tâche et un élan est vraiment bonne.
Mais voilà, depuis quelques temps j’ai des doutes. Qu’arrive-t'il aux choses que personne n’a l’élan de faire , vous savez ces trucs qu'on appelle corvées ? Qu’est-ce qu’il se passe quand tout le monde est fatigué au moment ou quelque chose d'un peu pressant doit être fait ? Qu’advient-il lorsque chacun chacune a saturé son temps avec ce pour quoi ielle a « vraiment » de l’élan, et qu’il reste quand même des choses à faire ? Des choses peu plaisantes, sans grâce, sans intérêt, voire pénibles. Car bien évidemment, la joie que je peux ressentir en portant le seau ne vient pas du geste lui-même, assez malcomode, quiconque a pratiqué en conviendra, avec le pipi qui risque de déborder pendant le portage et la nécessité de bloquer sa respiration au moment du renversement du seau, pour échapper à la bouffée d'acide urique. La joie vient de la signification du geste, dans un cadre élargi: prendre soin. Prendre soin de l'eau en évitant de souiller six litres d'eau chèrement potabilisée (1) avec cinq cent grammes de matière fécale chaque jour. Prendre soin des sols en restituant à la terre les minéraux précieux que les légumes y ont prélevé pour pousser. La joie est aussi un signal que je me sens alignée, que ma conscience est au repos dans ce cycle-là. Mais certains jours, comme tout le monde, j'ai la flemme, l'exact inverse de l'élan.
La théorie de l’élan présente un gros avantage, hautement apprécié par les partisans des approches positives : celui de ne pas avoir à examiner les cas où personne n’en a et d’échapper ainsi à l’obligation de s’organiser, de prendre éventuellement ensemble une décision impopulaire, liberticide et complexe. Car comment arbitrer de manière juste ? N’est-il pas plus simple et plus agréable de faire confiance à l’humain, à la dynamique du groupe, plutôt que de régenter les corvées ? Après tout, nous sommes entre adultes éduqués, volontaires, lucides. Et il y a tellement de décisions à prendre dans un collectif jeune, que franchement, si on pouvait bénéficier d'un peu d'auto-organisation spontanée, ça serait pas de refus.
Mais elle présente également un certain nombre d’inconvénients, parmi lesquels la perpétuation de mécanismes de domination involontaire sont ceux qui me préoccupent. Une probabilité pas tout à fait nulle existe que certaines tâches ne soient pas faites, comme d’évacuer les déchets d’un chantier et laisser ainsi les alentours prendre une allure de décharge. Ou que la fuite du robinet ne soit pas réduite, et que la cave se charge d’humidité. Ou que la zone de plantation des tentes ne soit pas tondue pour que les bénévoles se sentent bien acueilli-e-s. Ou que le compost à caca ne soit pas retourné, donc pas composté, exposant le groupe à des désordres olfactifs certains et des tracasseries administratives incertaines. Et au fond, si tout le monde est d’accord pour encourir ces désordres et tracasseries, pourquoi se préoccuper ? C'est à ce point de la réflexion que surgit un petit paradoxe. « Tout le monde est d’accord » suppose une discussion. Or, la théorie de l'élan fait justement l’impasse sur la discussion, puisqu’elle postule que les choses se régleront sans en parler. Comment sait-on que tout le monde est d’accord sur les conséquences du manque d’élan si on n'en parle pas ? Ainsi se met en place un mécanisme de domination involontaire, par lequel celles et ceux qui ne sont sincèrement (2) pas préoccupé-e-s des conséquences ne voient pas l’intérêt de consacrer du temps à en parler, laissant celles et ceux qui s’en préoccupent face à un choix inconfortable : combler la carence d'élan en forçant un peu leur propre bonne volonté, mettre un mouchoir sur leur peur des conséquences, ou bien endosser le rôle désagréable de mettre le sujet sur la table, pas toujours avec succès.
Ce paradoxe et ce mécanisme sont assez difficiles à rendre visibles. La notion d’élan est glissante comme une savonnette. Elle a du bon et elle est conçue justement pour éviter la critique. Donc c’est pas simple de l’attraper pour la déconstruire. Je pense qu'elle est utile au niveau individuel, pour une vérification interne des raisons pour lesquelles on fait les choses. Mais il me semble qu'elle n'est pas appropriée en tant que règle de fonctionnement d'un groupe, car l'élan ne suffit pas.
L'idée n'est pas de porter un jugement moral. Je reste une fervente défenseure du principe de contribution équitable, c'est à dire pas forcément égalitaire. Il me semble qu'un collectif doit pouvoir fonctionner avec des contributions inégalitaires car les capacités et les marges de manœuvre des membres sont variables, entre les individus et aussi dans le temps. Mais si on aspire collectivement à l’équivalence, alors il me semblerait pertinent de parler des corvées, d'en identifier la liste, de vérifier comment chacun-chacune se sent dans ce mode de fonctionnement basé sur l'élan, et éventuellement d'isoler quelques sujets qui nécessitent la mise en place d'une organisation satisfaisante pour l'ensemble du groupe.
- Encore qu’il puisse y avoir un biais parent-enfants ou homme-femme au sein des foyers non-célibataires hétéros.
- Je n'avais pas ce soucis pendant ma vie sur les océans, souiller de l'eau de mer avec mon caca n'était pas un problème, mais les bateaux qui franchissent le canal du panama ou naviguent dans certaines eaux fermées, sont tenus de s'équiper de toilettes sèches pendant la durée de leur navigation.
- J'exclus de la présente réflexion les cas d'abus délibéré, qui représenteraient une domination explicite et consciente, rares dans les écolieux.
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