J'ai fait dernièrement la liste de mes peurs, les trouilles qui persistent malgré l'indéniable accumulation de notre expérience au fil des mois et les angoisses qui augmentent naturellement au fil de notre descente vers le sud. Je voulais tenter, par cet inventaire, de démêler l'écheveau qui noue périodiquement mes tripes et me prend à la gorge quand je vois la taille des autres voiliers qui migrent vers Ushuaia : « on est un peu fous d'y aller avec un si petit bateau, non ? ». Ou quand je relis encore une fois le chapitre météo des instructions nautiques : « il n'existe pas de bonne saison, en fait ! ». Je voulais tenter de faire la part des choses entre les fantasmes, qui s'estomperont dans la réalité, et les vrais risques, ceux pour lesquels on peut encore faire quelque chose. Il est possible d'améliorer l'équipement du bateau, ce que nous avons fait à Mar Del Plata. Il est encore temps de collecter davantage d'information sur ce qui nous attend et les alternatives en cas de problème. Il est sain de disposer d'une marge de temps confortable avant le froid de l'hiver et les jours qui raccourcissent. Mais comment nous protéger de nos propres erreurs de jugement ?
Ce Puerto Deseado, Port Désiré si mal nommé ne voulait pas de nous ce jour-là. A mesure qu'on s'engageait dans le goulet d'accès, les rafales augmentaient, à trente et trente-cinq nœuds, exactement face à nous, menaçant de nous repousser vers l'océan. Mais l'heure de la marée était la bonne pour entrer et la météo n'était pas meilleure pour le lendemain. La navigation des derniers jours avait été si plaisante, nous étions bien confiants. Et puis, il y avait cette petite éruption cutanée que nous ne parvenions pas à diagnostiquer et qui semblait en train de dégénérer en infection. Nous n'avions pas compris que le facteur de risque aggravant, ce jour-là, c'était la présence de deux autres voiliers aussi petits que nous entrant par la même marée sous les mêmes rafales. Trois bateaux en même temps qui cherchent à se poser en sécurité dans un port qui n'est en fait qu'un long quai de béton en marge d'un interminable couloir à courants et à vents, balayé par les bourrasques soufflant maintenant à trente-cinq et quarante nœuds, ce n'est pas une bonne situation.
Nous connaissions déjà les équipages réduits de Beduin et Abraxas, nous avions passé noël ensemble trois jours plus tôt et trois degrés de latitude plus au nord, à Caleta Sara. Ils étaient « buena onda », comme on dit en argentine. Ils le sont toujours, d'ailleurs, même après ce qui est arrivé. Chacun écoutait les autres à la radio, dans nos échanges avec les autorités portuaires. Abraxas s'est fait confirmer qu'il n'y a plus de bouées pour s'amarrer dans cette rade. Beduin, arrivé plus d'une heure avant nous, s'est vu refuser l'accès au bassin protégé du chantier naval dont le patron, autrefois accueillant, est devenu aigri, sans doute par des comportements abusifs de membres de la « communauté » des navigateurs à voile. Beduin est allé jeter l'ancre plus loin dans la rivière, mais son ancre, jetée dans ces conditions difficiles, n'a pas tenu et il revient vers nous. Pendant ce temps, Skol demande aux autorités s'il est possible de s'amarrer au remorqueur qui est à quai, puisque le quai lui-même n'est pas praticable (1) pour nos petits voiliers. En voilà une bonne idée ! Sur le remorqueur, il y a justement un homme qui sort de sa cabine et confirme par gestes son accord. Lui aussi écoutait la radio et a entendu notre question. Pendant ce temps, le vent continue à battre en rafales et on se retrouve à trois voiliers convergeant vers un remorqueur dans l'espoir de pouvoir s'y attacher au moins quelques heures, le temps que ça se calme. Trois bateaux de moins de dix mètres et un remorqueur de moins de vingt mètres, les calculs sont vite faits. Il faudra que l'un des voiliers se mette « à couple » d'un autre.
Premiers arrivés, nous prenons place à flanc du Yamana avec l'aide de l'homme si accueillant, pendant que les deux autres voiliers tournent à proximité. Nous installons Skol bien à l'extrémité pour laisser aux autres la moitié du bordé libre, pensant qu'ils feront leur affaire de s'amarrer l'un à l'autre. Mais pendant que nous donnons un coup de main à Abraxas, quelqu'un crie que Beduin va devoir s'amarrer le long de Skol et non pas le long de son ami. Les conditions de vent et le sentiment d'urgence sont tels qu'on ne peut pas prendre le temps de réfléchir aux conséquences de ce choix. Une coque en aluminium, c'est tellement plus solide qu'une coque en plastique, n'est-ce pas ? Aleko navigue en solitaire sur Beduin, nous n'imaginons pas un instant de lui refuser cette aide et le renvoyer à la recherche d'un endroit pour jeter l'ancre de nouveau.
Vingt minutes plus tard, nous sommes encore affairés à régler les amarres, les protéger des frottements et les doubler. Le vent tourne de quelques degrés sans se calmer, bien au contraire. Et ces quelques degrés de rotation changent radicalement la situation. Au lieu de nous trouver juste abrités du vent, et donc sans vagues, nous nous retrouvons juste exposés au vent et les vagues se forment. Ça devient l'enfer. Le clapot qui surgit fait danser les quatre bateaux dangereusement dans le réseau des cordages. Les quatre, oui ! Même le remorqueur valse violemment au point que le capitaine arrive lui aussi à bord et que les deux hommes du Yamana confèrent. Skol se fait sérieusement secouer, pris en sandwich entre le gros remorqueur et les sept tonnes du voilier gréco-allemand. Les trois voiliers souffrent. A notre grand soulagement, Beduin annonce qu'il s'en va, mais les courtes minutes qui lui seront nécessaires pour larguer méthodiquement ses amarres sont déjà trop longues. Des chocs brutaux nous confirment que Skol s'endommage sévèrement. Abraxas s'éloigne aussi. Le patron du remorqueur a lancé son moteur et nous informe qu'il va se tourner à 90° pour nous offrir un meilleur abri contre les vagues. Nous larguons nous aussi les amarres, déjà choqués et inquiets des dégâts fait à notre cher bateau.
Voilà de nouveau trois voiliers à la recherche d'une solution, dans les vagues et le vent qui ne donnent aucun signe d'apaisement. Les deux compères filent devant nous poussant leurs moteurs au maximum, dans l'intention de forcer la main au propriétaire du chantier qui a refusé l'abri à Beduin un peu plus tôt. Ils s'éloignent pendant que nous peinons face au vent. Une rafale à quarante-sept nœuds nous stoppe même complètement. Je jette un œil derrière, sur le remorqueur qui achève sa manœuvre. Il pourrait bien y avoir une solution, là. Et de l'autre côté nous doutons de trouver encore une place au bassin du chantier après que les deux autres s'y soient précipités. Alors, demi-tour ! Ariel replace les amarres pendant que j'évalue l'angle d'approche, celui qui permettra de s'approcher de nouveau du Yamana sans aller se fracasser sur un mur impitoyable de roche qui est maintenant tout proche. Nous n'avons pas droit à l'erreur. L'équipage du remorqueur tend les bras vers les amarres qu'Ariel leur lance, ouf ! Je profite de l'abri soudain du coin du quai pour contrôler les derniers mètres d'approche, re-ouf (2). Nous sommes de nouveau amarrés et le vent hurle toujours. Bienvenue dans les quarantièmes rugissants. Les bisous claquent sur la joue de Miguel et Enrique, merci pour l'accueil et le coup de main, vous connaissez un soudeur spécialisé aluminium dans le coin ? Il semble que oui. Nous nous réfugions dans notre carré tout cosy pour boire un petit remontant en espérant que tout va bien pour les deux autres. Laissons le vent continuer à mugir tout son saoul. On examinera le reste des dégâts plus tard.
Pas le temps de décompresser, la VHF crachote le nom de Skol. Nous échangeons un regard consterné, nous avons déjà compris. C'est Aleko, de Beduin qui appelle et nous explique : Stephke a réussi à amarrer son Abraxas à un autre remorqueur dans le chantier naval, sous les vociférations du propriétaire, dont il n'a pas tenu compte. Il a pris la seule place disponible. Beduin a jeté l'ancre tout près mais on l'a chassé de là aussi à grands cris, libérez la voie pour les urgences ! Maintenant son moteur chauffe et Aleko souhaite savoir s'il y a de la place pour lui ici. Inquiets que le cauchemar recommence, nous lui décrivons la situation en attirant son attention sur le rocher tout proche vers lequel le vent pousse. Puis nous rechaussons nos bottes et enfilons une veste de ciré pour l'attendre en préparant les amarres qu'il a abandonnées sur place dans son départ précipité. Le vent n'a pas faibli d'un pouce et les vagues nous frappent par l'arrière malgré la protection du remorqueur. Miguel et Enrique sont de nouveau sur le pont du Yamana, prenant quelques images avec leurs téléphones, attentifs, prêts à nous aider. L'un d'eux montre tout à coup l'horizon en parlant de pluie et de vent, et quand on porte le regard là où son doigt pointe, horreur ! On voit un mur blanc d'écume lancé à la poursuite du pauvre Beduin. Dans quelques minutes ce mur va le rattraper et le frappera brutalement. Il faudrait qu'Aleko, s'amarre très vite ou bien s'éloigne. Concentré à son tour sur l'angle d'approche qui lui permettra de ne pas se fracasser, il ne voit pas ce qui arrive derrière lui. Il hésite, refait un tour, puis un second pour ajuster son tir. Il sait lui aussi qu'il n'a pas le droit à l'erreur. Nos gestes frénétiques tentent de le hâter, mais on ne hâte pas cet homme, c'est un calme.
Le front à cinquante-cinq nœuds le fauche en pleine approche, alors qu'il n'est qu'à dix petits mètres. Skol s'incline de trente degrés pendant que Beduin, dévié de sa trajectoire comme par une main puissante, se fait pousser vers la paroi rocheuse. Le vent monte encore et un miracle se produit, que nous ne comprendrons que le lendemain, après des heures de mauvais rêve et de longues discussions. Ariel entrevoit soixante nœuds de vent au compteur pendant Beduin, au lieu de se briser le nez, s'immobilise, la proue à cinq mètres du caillou et la poupe à moins de dix mètres de nous. Marche arrière enclenchée à fond, l'hélice de Beduin émerge et bat l'air à chaque fois que les bagues soulèvent la poupe, puis replonge. Le petit bateau reste ainsi au bord du désastre mais au bord seulement. Nous ratons deux fois l'envoi de l'amarre qui se fait rabattre dans l'eau par le vent mais à la troisième tentative, Aleko parvient à s'en saisir. Suivent trois quarts d'heure de dur labeur à cinq paires de bras pour rajouter des cordages et à reprendre de haute lutte chaque centimètre. Les vagues qui claquent aux culs des bateaux et leur font danser la gigue ne nous facilitent pas la tâche. Nous sommes déstabilisés et inondés à chaque instant, le visage giflé quand nous le tournons vers le vent. Ariel et moi prenons le temps de doubler notre amarre arrière par un gros cordage qu'Enrique nous envoie, car tout le monde craint que la nôtre ne casse sous les coups de boutoir cumulés des deux voiliers qui tirent dessus comme des sauvages. Une fois notre amarre arrière doublée, Ariel retourne à l'avant avec les autres, pendant que je m'évertue à doubler l'amarre arrière de Beduin. Mais je ne suis pas assez rapide et mon geste se fige lorsque claque une détonation sèche. Lentement, inexorablement, je vois Beduin pivoter sur ses amarres avant, toujours intactes, tandis que son flanc, abandonné par la rupture de l'amarre arrière, part à la rencontre du mur de roche grise battue par les vagues et le vent. Il ne s'en sortira pas, cette fois-ci, c'est foutu. Le drame annoncé depuis le début est là, sous nos yeux, nous allons entendre le bruit sourd de la quille qui tape le fond et le craquement des bois et plastiques qui vont se disloquer en quelques minutes. Il ne s'agit pas de Skol mais je suis tout de même épouvantée. Je ne veux pas voir ça ! Je ne veux pas vivre ça !
Et le miracle se produit à nouveau, presque. Après quelques tapement et craquements, Beduin semble trouver une position d'équilibre, son flanc parallèle à la roche, à un mètre ou deux de distance, toujours attaché par le nez. Le petit voilier semble nous accorder un répit pour qu'on finisse de passer cette foutue amarre arrière de sécurité. Tout le monde déploie des efforts surhumains, Miguel s'en retrouvera avec une sciatique terrible et nous tous avec des blessures aux mains et des bleus partout. Mais à la fin on y arrive, à éloigner Beduin de la roche sans qu'il tape sur Skol de nouveau.
Des trois voiliers pris dans cette tourmente, seul Skol est vraiment abîmé. Abraxas est indemne et Beduin nécessitera quelques travaux sur l'arrière et en tête de mat (3). Je me sentirai très abattue pendant plusieurs jours, prise de sanglots (4) à chaque fois que mes yeux se poseront sur l'aspect lamentable des filières abattues tout autour du bateau, comme des ailes brisées, tournant et retournant chaque minute de cette aventure dans ma tête, chaque décision prise, chaque geste fait, me demandant quelles leçons tirer de tout ça (5). Ariel me remonte le moral en blaguant sur l'image du propriétaire anglais qui, dans une bande dessinée de Goscinny, fignole la tonte de son gazon aux petits ciseaux, comme cinq générations de ses ancêtres l'ont fait, avant qu'une charrette à cheval, menée à toute vitesse par Astérix et Obélix ne ravage tout sur son passage, en quelques secondes. Nous étions, ces temps-ci, attentifs à des détails esthétiques du bateau qui semblent si dérisoires maintenant.
Ma motivation à continuer vers le sud a pris encore un coup de doute. Car nous n'avons certainement pas encore tout vu. Jamais cependant je n'oublierai le sourire qui n'a pas quitté le visage d'Aleko, même dans les pires moments, même quand il a, par trois fois, haussé les épaules en signe de soumission aux éléments, acceptant l'idée qu'il allait perdre son bateau, avant de reprendre méthodiquement l'action qui lui semblait néanmoins la plus appropriée, au cas où tout ne serait pas perdu. J'admire et envie cette attitude que je désespère d'acquérir un jour, malgré les épreuves que nous traversons et qui devraient, en principe m'endurcir. Mais nous n'allons pas renoncer maintenant, alors que le détroit de Magellan n'est plus qu'à trois cent milles.
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Quai trop haut et aux piliers si espacés qu'on ne pourrait prendre appui dessus.
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Il y a quelques semaines, dans une configuration semblable d'angle d'arrivée, j'avais mal contrôlé les choses et notre ancre en avait été toute tordue.
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Aleko, conscient de l'asymétrie des dommages, se comportera de manière royale, proposant de payer le soudeur, engageant son savoir-faire dans l'examen du gréement et la réparation de la girouette ? Les deux amis repousseront leur départ de Puerto Deseado jusqu'à avoir la certitude que notre voilier serait remis en état de naviguer.
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Ma sensibilité émotionnelle est un peu aggravée par le bouleversement hormonal de la cinquantaine.
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Avant même les leçons d'amarrage, écouter la voix de mon père qui s'exprimait ce jour-là dans ma tête, m'enjoignant à ne pas entrer, à attendre dehors que les conditions soient meilleures pour entrer dans cette rade que toutes les instructions nautiques décrivent comme un lieu difficile. Même les cargos doivent attendre dehors que les conditions soient favorables.