Président autoproclamé d'une minuscule nation imaginaire, établie sur une lointaine ile grecque, en bordure d'une plage de sable fin, il évoque son rêve de gosse quinquagénaire avec des étoiles dans les yeux. Aleko a choisi de quitter ce petit pays, Alekistan, en fuyant la débâcle économique hellène pour vivre une aventure a laquelle il se préparait depuis des années. Son projet était de faire le tour du monde à la voile en trois ans, en solitaire, sur un petit bateau, sans système de captation de la météo et avec un budget serré (1).
De Caleta Sara, où nous l'avons croisé pour la première fois avec son binôme Stepke, jusqu'à Chiloé où il est venu nous dire au revoir, seul, nous avons partagé plusieurs escales et quelques épreuves. Et, malgré l'aventure de Puerto Deseado, ou même peut-être à cause de cette aventure, au cours de laquelle son Beduin a laissé des cicatrices irréparables au flanc de notre Skol, on a fini par s'apprivoiser, et même s'attacher. A son air sombre ou pensif qui s'éclaire soudain et à son sourire improbable et indéboulonnable dans les situations les pires. A son talent pour la cuisine grecque et les mezzés raffinés qu'il peut préparer même pendant une navigation. A sa générosité en amitié, toujours prêt à donner un coup de main ou à offrir à qui le touche une de ces merveilleuses petites boites en bois d'olivier qu'il fabriquait lui-même, au pays, au prix d'années de patience et de longues heures de travail. Son talent d'ébéniste surpasse ses compétences de bricoleur, pourtant impressionnantes. C'est un taiseux, mais il refile sans hésitations les astuces dont son esprit pratique est richement fourni. Nous qui méditons sur notre capacité à l'autarcie sommes respectueux du savoir-faire avec lequel il pêche, cueille, conserve. Comme si son rapport à la nature était plus intime, plus enraciné, plus spontané. Sa rusticité nous semble sans limites. Il dit avoir été incroyablement heureux dans les canaux, malgré les conditions difficiles, sur un bateau encore moins bien isolé thermiquement que le nôtre et sans météo ! Il parle de ses « gouttes » de condensation comme d'une pluie dérisoire, avec son fameux petit sourire… gouttes qui ne sauraient lui gâcher le bonheur d'avoir tiré tant de bords entre les parois abruptes des seños, approché d'aussi près les glaciers maritimes et vécu tant de semaines loin de la civilisation.
Ça lui a tellement plu, d'ailleurs, qu'il a finalement changé son programme. Réalisant qu'il ne trouverait probablement rien de semblable dans le reste du tour du monde, et conscient du temps écoulé depuis son départ, il a choisi de faire demi-tour pour rentrer en Grèce en prenant son temps et en se donnant l'occasion d'aller voir cette fois plus loin au sud si le Canal de Beagle est aussi beau que le Détroit de Magellan. Malgré une sensibilité terrible au mal de mer qui n'est pas passée en deux ans de voyage, il envisage même d'aller voir la Géorgie du Sud, son isolement extrême, sa géographie déchiquetée et ses tempêtes incroyables. Une trajectoire qui pourrait s'avérer encore plus difficile que tout ce qu'il a affronté jusqu'à maintenant. D'autant plus que ce choix de faire demi-tour implique la séparation des routes avec son ami et compagnon d'aventures Stepke.
Aleko est repassé par Chiloé pour nous saluer avant de retourner vers le Golfe des Peines, Puerto Eden et toutes les caletas sauvages. Il nous y devance de quelques semaines ou quelques mois et aura sans doute déjà quitté la Terre de Feu quand nous arriverons à notre tour à Ushuaia. Pendant ce temps, Stepke progresse déjà vers le nord, piaffant d'impatience que la saison des cyclones s'achève pour pouvoir tailler la route vers les îles enchanteresses du Pacifique. Leur blog à quatre mains continue, contant les deux histoires maintenant bien distinctes. On va les suivre jusqu'à leurs retrouvailles en Alekistan.
Bon retour ami ! On aime bien l'idée d'aller te rendre visite là-bas dans quelques années…
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Son bateau est très petit, comme Skol et même plus fin. Il est parti de Grèce en même temps que son meilleur ami, lui aussi solitaire sur un petit voilier. Aleko voulait passer de l'Atlantique au Pacifique par la Patagonie, tandis que Stepke prévoyait plutôt d'emprunter le canal de Panama pour rester au chaud. Ils devaient se séparer au Iles du Cap Vert, mais finalement Stepke a continué la route vers le sud, dépassant sa crainte du froid. Ils naviguent donc plus ou moins de concert depuis deux ans. Un autre détail d'intérêt est qu'on avait entendu parler d'eux longtemps avant de les rencontrer, dans les récits de Ugur et Maral. Les deux solitaires, anciens professionnels de la maintenance de voiliers, avaient réparé le mat de Blue Belle, quelques mois auparavant, mettant généreusement leur savoir-faire au service des « ignorants courageux ».
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Il est possible que notre propre approche de la Patagonie l'ait influencé. Il n'avait pas prévu de passer par Magellan jusqu'à ce que nos longs échanges lui ouvrent les yeux sur cette option et de même, nous avons également partagé depuis longtemps avec lui notre propre projet de visiter la Patagonie en deux temps, aller et retour...