La plage de Hann est sans doute le seul endroit de toute l’Afrique de l’Ouest où l’on peut sortir un voilier de l’eau pour le mettre au sec plus de temps qu’une marée basse. Il faut dire qu’il n’y a pas beaucoup de voiliers en Afrique de l’Ouest. Entre la rusticité des infrastructures et les complexités administratives, sur lesquelles nous reviendrons, il y a de quoi décourager les plaisanciers actuels, attentifs à leur confort et fuyant toute complication. La croisière, c’est fait pour prendre du bon temps, pas pour se prendre la tête.
Nous voulions aborder les eaux Africaines avec une carène propre, mais les files d’attente à Lorient, puis à Baïona et enfin à La Gomera étaient trop longues et nous avions envie d’avancer vers le sud, pour tenter de passer un maximum de temps dans l’estuaire du Saloum avant le gros de la saison des pluies. Ici, il y a si peu de voiliers que la file d’attente n’est pas le problème. Ici le problème serait plutôt la disponibilité de choses que nous considérons comme allant de soi en Europe : un karcher (1), de l’eau, de l’électricité et des anodes. Et le rythme auquel les choses se mettent en place. Nous reviendrons aussi sur ces points.
Mais pour l’heure, laissez nous vous présenter la vie de la plage telle qu’elle s’est dévoilée à nous pendant les trois jours et trois nuits de vie au sec. Car si en Europe les plages ensoleillées sont principalement dédiées à la bronzette et aux loisirs nautiques, ici elles grouillent 24h sur 24 d’une vie urbaine toute en contrastes.
Après le calage du bateau sur le chariot (2), la sortie d’eau se fait très doucement, centimètre après centimètre, savourant les vocalises du muezzin qui travaille sa voix sur la plage, tourné vers la mer comme pour s’appuyer sur l’eau afin de projeter les sons au loin. Avant même que le chariot ne s’arrête sur le sable sec, quelques habitants de la plage convergent vers nous, espérant s’insérer dans le chantier de carénage pour grappiller quelques heures de travail rémunéré. Mais nous avons déjà statué sur cette question ; nous aurons un seul ouvrier avec nous et Omar sera vraiment avec nous, comme l’a été mon fils Thomas plusieurs fois, c’est à dire qu’on travaillera aussi durement que lui et même plus. Le public de la plage aura un regard curieux sur ces deux Blancs qui s’acharnent à la brosse métallique et ce Noir qui prend la lance du karcher tranquillement. Un enfant, la main dans celle de son père, restera immobile et les yeux ronds de longues minutes devant le spectacle que je représente à moi seule : une femme faisant un travail d’homme et une femme blanche en plus ! (3)
Le conducteur de la charrette à cheval, qui transporte lentement sa lourde charge, une poutre métallique rouillée dont on se demande bien qui peut en avoir l’usage, nous regarde et nous échangeons un simple salut de la tête. D’autres engins roulent sur le sable comme s’il s’agissait d’une voie de circulation ordinaire : le camion des éboueurs qui passent ramasser les tas d’ordures composés par les usagers de la plage, des motos cherchant à contourner l’embouteillage de la route, des véhicules parfois luxueux des fidèles (4) de la mosquée proche.
D’autres usagers de la plage sont totalement indifférents à notre présence et conduisent leurs petites affaires avec la mer : cet homme qui fait caca accroupi dans l’eau au petit jour, ces deux femmes opulentes qui viennent se laver dans la mer, un peu plus tard, avec des gestes ronds et gracieux, sans se dévêtir totalement. Des éleveurs de moutons viennent décrasser leurs bêtes et le manège est amusant : le mouton résiste à l’entrée dans l’eau, croyant sa dernière heure venue (5), puis découvre combien l’eau est agréable et résiste à la sortie, cherchant à prolonger le plaisir. La scène se répète bien entendu avec le mouton suivant. Des cavaliers Noirs montent à cru les superbes chevaux de l’un ou l’autres des haras proches qu’ils font trotter et galoper sur le sable, puis nager tranquillement pour apaiser et rafraîchir la bête et l’homme du même bain.
La faune de la plage compte aussi des animaux en liberté, chats et chiens errants entretenus par la manne des poissons morts (6) échoués sur le sable et un merveilleux échantillon de hérons, ibis, sternes et plein d’autres oiseaux que nous n’avons pas encore identifiés.
Une nuit, depuis notre perchoir (7), je vois un couple de promeneurs dont je devine qu’ils sont amoureux en phase de cour, tant la proximité physique entre homme et femme est rarement donnée à voir dans ce pays à 95% musulman. La robe blanche de la belle, longue jusqu’au sable, frôle, je le sais, des cadavres de poisson à moitié dévorés par les chats et chiens errants, mais elle ne se laisse pas troubler par ce détail sordide.
L'altitude du pont nous donne par ailleurs une vue plongeante, pendant trois jours, sur le chantier de construction d’une maison qui sera cossue, au vu de la première implantation. Nous découvrons comment les parpaings de construction de la maison ne sont pas livrés par un camion, qui pourtant pourrait accéder au terrain en passant par la plage, mais fabriqués sur place par deux ouvrier. Leurs mouvements coordonnés ressemblent à un ballet. Pose du moule sur un établi à hauteur de hanche, pelletage alterné, tassement, portage et démoulage du parpaing neuf aligné dans la rangée numéro huit où il sèchera quelques jours avant d’être monté en mur. Gestes répétitifs admirablement synchronisés, qui rappellent à mes yeux d’ingénieur les gestes d’ouvriers en usine que j’ai appris autrefois à observer. L’efficacité n’est pas dans la vitesse apparente, mais dans l’enchaînement souple et l’utilisation de l’inertie du mouvement des corps. Leurs gestes me rappellent aussi ceux d’Omar le jour de la sortie d’eau, Omar qui connaissait son affaire en matière d’algues et coquillages accrochés aux coques, disposait d’un outil adapté et balançait ses mouvements de toute sa musculature. Rien de nonchalant ni de bâclé dans ces comportements d’ouvriers.
La plage est une voie de circulation et aussi un terrain de sport. Tous les après-midi, quelques parties de foot seront jouées par de jeunes garçons dans le sable à quelques mètres du bateau. Le ballon résonnera parfois sur la coque à l’occasion d’un but manqué. Les jeunes seront remplacés en fin de journée par leurs aînés. Plus méthodiques dans leur entraînement, les aspirants-champions s’imposent un programme intensif d’exercices dans le sable. Course avant, course arrière, flexions, détente, jusque tard dans la soirée, jusqu’après la tombée du jour. L’un d’eux raconte qu’il a fait en Espagne une école de formation maritime dans laquelle il a beaucoup appris sans pour autant naviguer, et dont il a été viré avant la fin du programme faute d’un visa conforme. Ses espoirs de richesse reposent maintenant sur le sport. Rêve de gloire à la force du coup de pied.
Lorsque les gens engagent la conversation avec nous, même si nous n’arrêtons pas pour autant nos coups de grattoir ou de pinceau, nous leur répondons, surtout Ariel qui déploie des trésors de répartie. Ainsi de cette longue discussion parfois houleuse avec un Prédicateur évangéliste qui, appâté par notre sourire et notre réponse à ses salutations, a cru pertinent de tenter de nous convaincre de la justesse de sa foi (8). Ou bien de ce dresseur de chiens, qui nous propose son animal pour garder le bateau. Non merci, on garde nous-mêmes, mais ça n’empêche pas de s’intéresser un peu à l’homme, son parcours, sa vision du pays.
Enfin, il y a bien entendu les pêcheurs et leurs pirogues, leurs campements familiaux, leurs chantiers de construction, peinture, réparation, leurs ateliers de saumure-séchage-fumage, et même leurs activités de pêche à même la plage. Ceux-là sont tellement essentiels dans la vie du littoral sénégalais que nous leur consacrerons sans doute de nombreuses notes dans les semaines à venir (9).
Après trois jours de vie au sec et de dur labeur, nous retrouvons avec bonheur le clapotis et le bercement du mouillage, la réduction du niveau sonore des embouteillages de la journée et la résonance des Djembés et chants nocturnes que le vent qui pousse au large porte de nouveau jusqu’à nous.
__________________
1) Appareil de nettoyage par projection d’eau sous pression rendu célèbre par notre précédent président de la république Française.
2) Opération de calage et de traction remarquablement exécutée par le binôme Arona / Omar. Précision, « doigté gynécologique », soin pour le bateau, malgré la vétusté impressionnante de leur équipement.
3) D’autres plaisanciers choisissent de faire travailler les ouvriers à leur place, alimentant ainsi la représentation du Blanc pourvoyeur de travail subalterne.
4) Un esprit malin m’a un jour soufflé qu’on va parfois à la mosquée pour deux raisons pragmatiques : montrer qu’on a une belle voiture et montrer qu’on est un bon musulman.
5) Le mouton connaît-il le calendrier musulman ? Sait-il que Ramadan commence dans quelques jour ?
6) Les pêcheurs ne possèdent pas de moyen de réfrigération sérieux. Chaque jour, les invendus de la pêche, du moins ce qui reste encore après alimentation du circuit de charité pour les vieux et les indigents, sont rejetés à la mer.
7) Le pont de Skol culmine à 3 bons mètres au-dessus du sable sur son chariot de sortie d’eau.
8) Il ne savait pas à quoi il s’exposait ! Ariel est un débatteur acharné sur les questions de religion, de société et de politique.
9) Si les autorités et notre « transitaire » s’entendent pour nous laisser séjourner ici après nous avoir facturé plusieurs centaines d’euros, ce qui, à l’heure où nous écrivons ces lignes, n’est pas encore certain.