Ce soir, nous nous dirigeons vers la marge du Pelourinho, le quartier haut de Salvador, aux rues pavées et aux places chargées d’histoire, l’histoire de la colonisation portugaise, mais aussi celle de la négritude de Salvador, en dépit de toutes les dénégations de cette négritude même par l’élite blanche coloniale, si l’on en croit l’histoire telle qu’elle est contée par Jorge Amado lui-même! (1) Les façades rénovées donnent une touche un peu artificielle. Pendant la journée, l’endroit grouille de touristes et de marchandises pour touristes. Nous y accèdons par l’elevador Lacerda qui donne une vue parfaite sur la Baie de Tous les Saint, avec l’Ile d’Itaparica fermant l’horizon. Ariel et moi n’y montons que lorsqu’il s’agit de rejoindre ma sœur Martine, depuis qu’elle y a élu domicile pour la seconde partie de son petit séjour bahianais. Elle loge dans une auberge de backpackers où elle côtoie la jeunesse voyageuse du monde, ses rituels, ses récits d’aventure, lesquels se résument souvent à une collection de lieux visités et des rencontres avec … d’autres voyageurs du monde. Les randonneurs se croisent sur la terre ferme pendant que les voileux se fréquentent sur le pourtour du continent, dans deux entre soi parallèles mais assez comparables, finalement. La rencontre avec les « vrais » autochtones n’est facile pour personne, surtout quand on bouge tout le temps et qu’on ne parle pas bien la langue.
Le minuscule troquet où nous avons rendez-vous est une gargote typique du Pelourihno : quelques tables de jardin posées sur la rue en pente face à un rez-de chaussée étroit transformé en cuisine sommaire. Il y en a des dizaines comme ça, qui colonisent les pavés à partir de cinq heures du soir. Mais Abara de Vovo a une très bonne équipe de cuisine, qui fait d’excellents acarajés, comme le confirme sa clientèle très locale.
En approchant et en prenant place sur des chaises de jardin de guingois, nous constatons que Martine est déjà en grande conversation avec un couple de bahianais parfaitement francophone. Lui impressionnant géant noir, cheveux à la rasta, regard perçant, presque menaçant et grand nez en bec d’aigle, elle charmante grande femme, filiforme, à la peau plus claire d’un ton ou deux et au large sourire magnifique. Chouette, nous allons enfin entendre la voix du brésil dans une langue à notre portée, profitons-en !
Pour le moment, la discussion porte sur la fête de Yemanjà, qui a eu lieu le matin même à Rio Vermelho, un des quartiers nord de Salvador, sur la façade atlantique. Martine a dû déjà leur raconter notre petite expédition-pèlerinage en voilier, les fleurs dispersées sur l’eau par les canots, notre propre offrande à la déesse de la mer. Skol et son équipage sollicitaient sa protection pour le reste de ce voyage, comme nous avons coutume de le faire un peu partout, quand nous parvenons à identifier l’esprit ou la divinité en charge des affaires maritimes. Je prends place à côté de Fubuia, le colosse à l’air de dur à cuire. Il est lancé dans une longue imprécation sur la désacralisation du rituel de Yemanjà, qui a perdu beaucoup de son panache depuis que les pratiques se sont relâchées. Les offrandes ne passent même plus par la maison des pêcheurs pour être bénies, résultat chacun y va de son côté et il n’y a plus ce grand moment plein de ferveur où les bateaux quittaient la plage tous ensemble et s’éloignaient en procession aquatique, c’était magnifique. Maintenant chacun y va de son coté, c’est devenu n’importe quoi ! Bougonne-t’il comme un vieux, du haut de ses moins de quarante ans ! Ma sœur et moi échangeons un regard complice ; nous avons-nous-même connu cette fête alors que Fubuia n’était pas encore né (2). La cérémonie était effectivement impressionnante de ferveur de masse car à l’époque non seulement les bateaux partaient tous ensemble mais ils étaient tous dangereusement surchargés de passagers et de fleurs, risquant souvent de chavirer dans la houle en cas d’agitation à bord.
La vigueur du propos de notre orateur laisserait à penser qu’il s’agit d’un rituel ancestral à protéger comme une relique. Or, la fête de Yemanjà n’a été créée que dans les années trente, par les pêcheurs inquiets d’une pénurie de poisson et tentés d’en appeler aux forces supérieures pour sauver leur situation économique. Bel expression du syncrétisme afro-brésilien, la manifestation a été initialement soutenue conjointement par les autorités du candomblé (3) et les autorités chrétiennes. Ces dernières n’ont désapprouvé que bien plus tard. Il parait que la partie terrienne de la fête est devenue une énorme beuverie, mais sur l’eau, les familles que nous avons observées remettant aux flots leurs cadeaux à la déesse nous ont semblé très recueillies et sincères.(4)
Mais toute ferveur religieuse collective n’a pas disparu de la société bahianaise, bien au contraire. On la retrouve lorsque la foule se rassemble par centaines de milliers pour suivre en immense procession une effigie de jésus qu’on emporte de son église habituelle pour le laver dans une autre église. Sa croix de quelques dizaines de centimètres de haut est perchée sur un socle fleuri, lui-même porté par une horde de costauds. Je crois que les porteurs ont aussi pour mission de tenir à l’écart les adulatrices en délire, tentant de se faire un « selfie » devant l’effigie sainte. Nouvel avatar des métissages bahianais, la procession annuelle du « lavage de Bonfim », autrefois purement religieuse, sert aussi aujourd’hui de lieu d’expression des engagements citoyens et des revendications populaires.
(a suivre)
- Jorge Amado , grand maître de la littérature brésilienne.
- Le timing de la visite de Martine a été légèrement modifié justement pour que nous puissions accomplir ce rituel ensemble, quarante ans après l’avoir accompli en famille. Il manquait cette fois-ci notre sœur ainée.
- Candomblé : religion des Noirs de Bahia, au rituel complexe et aux cérémonies somptueuses. La définition est de Jorge Amado lui-même. Nous aurions beaucoup aimé assister à l’un de ces rituels, mais n’étions pas disposés à nous satisfaire d’une présentation « ethnicisée » pour touristes.
- Ce qui nous semble regrettable c’est la place qu’ont pris les matériaux plastiques dans les offrandes, faute d’éducation populaire et de réflexion sur l’impact du geste lorsqu’il est multiplié par des dizaines de milliers (peignes, poupées, bijoux, fleurs artificielles). Drôle de manière d’honorer la déesse de la mer que la saturer de polluants… Notre propre offrande s’est composée d’une fleur en papier blanc, un os de pingouin et une perle en verre déposés sur l’eau dans un petit panier des indiens Guarani en fibres végétales.