En trois séjours à la ferme açoréenne, nous avons cumulé dix-neuf jours d’activités de permaculture au quotidien, soins à la terre, soins aux plantes, soins aux animaux ainsi que soins aux clôtures et abris. En outre, le stage agricole permanent dans le jardin se doublait d'une classe de nutrition dès qu’on passait à la cuisine ou au salon. Soins aux humains, à leurs corps et surtout aux systèmes digestifs. Là aussi nous avions anticipé et notre attitude a été d’abord une surprise pour Meme (lire Mimi) et Mike : Quand nous séjournons à la ferme, nous souhaitons manger comme vous !. Leur façon de manger est spéciale. Très spéciale. Nous avons déjà parlé de la tentative de diète « sans sucre » d’Ariel, il y a plus de quatre ans. Il l’avait abordée sans grande conviction et s’y était un peu cassé le nez ; il avait tenu seulement trois jours, avec des moments de quasi-panique. Voilà, il s’agit bien de cela. Sans pain, ni patates, ni pâtes, ni riz, ni lentilles, ni évidemment gâteaux ni biscuits. Et bien entendu sans alcool. Par ailleurs, il s’agit bien des mêmes Meme et Mike dont nous parlions à l’époque. Cinq ans plus tard, Mike est toujours en pleine forme (voire plus encore) et a légèrement relâché sa restriction de sucres. Sa dose quotidienne était inférieure à vingt grammes de sucres nets par jour, elle est aujourd’hui aux alentours de cinquante. Nous avons pratiqué un peu moins sévèrement, sans véritablement compter les hydrates de carbones. Nous étions probablement en dessous de cent grammes, ce qui est une approche plus douce, qui permet au corps d’apprendre à entrer en cétose. Réapprendre à notre corps à basculer du fonctionnement à base de sucres au fonctionnement à base de graisses. Je dis bien réapprendre, parce qu’en fait il semble que le métabolisme humain soit naturellement doué de cette dualité, une compétence des cellules. Seulement, avec les progrès de la prospérité et de la nourriture mondialisée, l’espèce humaine est désormais, dans sa grande majorité, à l’abri des disettes saisonnières qui obligeaient l'organisme à utiliser cette compétence, préférant la voie facile de l’abondance et la voie gratifiante pour le palais des sucres sous toutes leurs formes.
Cette histoire de compétence métabolique désapprise par l’homme moderne s’est révélée clairement dans notre expérience, si l’on compare comment nous avons, Ariel et moi, respectivement vécu les trois allers-retours entre les deux façons de manger. Il y avait celle du bord, qui est restée la même, plats cuisinés en sauce, petites patates sautées, pain au levain, curry avec son riz délicat, et tutti quanti. Il y a eu celle de la ferme, la leur, café à l’huile de coco, orgie de légumes verts et protéines animales à chaque repas, jamais de pain, très peu de fruits (1). Mon corps, déjà entrainé à changer de métabolisme du fait de ma pratique du jeûne (2), n’a éprouvé aucune difficulté à s’adapter au régime de la ferme. A chaque fois, je me retrouvais très vite dans un état de pêche quasi inépuisable que j’investissais intégralement dans les travaux potagers et qui durait jusqu’au retour au bateau et aux sucres. Alors, je ressentais un petit coup de mou de vingt-quatre à quarante-huit heures. Ariel, dont le corps n’est pas habitué à cet exercice, a eu des moments de faiblesse, des vertiges et généralement beaucoup moins d’énergie que moi pour le travail au jardin, ce qui ne lui était aucunement reproché. Il peut être utile de mentionner que nous n’avons jamais eu faim, malgré l’absence des aliments qui d’habitude nous « remplissent » : le pain, les féculents, les légumineuses. Nous avons toujours trouvé la satiété, si besoin au moyen d’un petit grignotage de noix et noisettes, de viande de porc cuite ou de boulettes de coco a la stevia façon truffes au chocolat, en cours de journée.
Nous avons pris l’exercice au sérieux, mais avec une sorte de légèreté. Nous ne sommes atteints, à notre connaissance, ni l’un ni l’autre d’aucune des maladies graves qui justifient un changement aussi radical des habitudes alimentaires. Nous faisions cela comme un entrainement au cas où. Meme, elle, s’est trouvée à un stade de sa vie tellement handicapée par une polyarthrite rhumatoïde qu’elle s’est sentie acculée. Un test d’allergie alimentaire portant sur deux cent cinquante aliments lui a clarifié les choses : il fallait qu’elle raye de sa vie cinquante d’entre eux. J’avais le choix, dit-elle avec un clin d’œil philosophique, entre me lamenter de la perte des cinquante ou me réjouir du fait qu’il m’en restait deux cent à savourer ! Aujourd’hui, non seulement elle jardine sans difficulté majeure mais la mobilité de ses mains est si bonne que j’ai pu lui transmettre l’art de tresser les joncs à la façon kawésqar (3). Quand à Mike, je l’ai déjà évoqué, il tient tête à son mélanome malin avec panache; nous l’avons vu travailler avec énergie, allant et créativité pendant des journées complètes (4).
Cependant, même en prenant l’affaire avec légèreté, nous avons été confrontés aux bonnes nouvelles malgré nous : les maux de dos et de digestion d’Ariel ont disparu, mes travaux de forçate au jardin n’ont jamais abouti à la moindre courbature et nous avons tous les deux trouvé une qualité de sommeil inconnue depuis longtemps, hormis bien sur les nuits pendant lesquelles Galgo, le dingo australien de Mike, faisait des cauchemars. Cependant, bien que nous persistions à la légèreté, les longs échanges sur la diététique et le fonctionnement du corps humain qui animaient nos repas ont fini par nous mettre le nez sur quelques hypothèses dérangeantes. Ma propre arthrose précoce pourrait bien sonner prochainement le glas de mes plaisirs boulangers et pâtissiers ; il va me falloir exclure radicalement ce foutu blé moderne de mon alimentation (5). Et Ariel, qui savait bien depuis longtemps que les anti-inflammatoires qu’il prend à chaque épisode de douleurs dorsales n’étaient pas bons pour son système digestif, comprend en plus désormais les mécanismes spécifiques du cercle vicieux des anti-inflammatoires qui entretiennent en fait l’inflammation à long terme. Grrr.
Heureusement, ce stage intensif de diététique et de cuisine « cétogènes » nous a permis de nous familiariser avec la vie sans pain d’une manière fort réjouissante, car le gout d’Ariel pour la bonne cuisine a refusé de se soumettre à la morosité que ce type de régime pourrait engendrer. Pas question de se résoudre à l’insipide et sans saveur des anglo-saxons qui ne savent pas ce que c’est que vraiment bien manger ! Son énergie n’était pas investie au jardin, mais elle s’est exprimée en cuisine. Après quelques jours d’observation des pratiques que nous montraient nos hôtes, il a commencé à prendre des initiatives pour enluminer nos repas de saveurs supplémentaires, glanant au jardin les herbes et épices disponibles ou incorporant des spécialités qui étaient déjà les nôtre mais restaient compatibles, soit intégralement soit en ajustant la dose ou la composition. Plaisir gustatif et plaisir des yeux, Ariel ayant découvert que son gout personnel pour l’arrangement des couleurs dans l’assiette avait en plus des vertus diététiques. Je gardais tout de même un œil attentif sur la quantité d’huile de coco ou de beurre fermier que Mike rajoutait toujours à son assiette. Meme m’avait bien expliqué que son homme carburait aux matières grasses, mais c’est un enseignement éclairant que de le voir concrètement au quotidien ! Et comme mon homme à moi n’a pas plus de gras sur les os que Mike, il devait se conformer à ses additions de bonnes graisses de bonne grâce, pour compenser en calories ce que les sucres n’apportaient plus. Moi, je pouvais m’en dispenser partiellement, comptant sur les réserves lipidiques corporelles encore disponibles dans mes rondeurs et que mon corps sait aller chercher quand il le faut (6). Les trois travailleurs acharnés au jardin ont petit à petit pris l'habitude de ne poser leurs outils qu'à l'appel de la cloche pour mettre les pieds sous la table avec la confiance qu'un menu gourmet les attendait. Ariel cuisinait et Meme dispensait son savoir pendant les repas, il restait donc deux volontaires (souriants) pour la corvée de vaisselle.
- On a découvert les usages multiples du choux-fleur qui fait un très crédible fond de tarte ou de pizza, les portions de houmous à respecter pour ne pas exploser le compteur d’hydrates de carbone, comment faire des simili-spaghettis avec des courgettes, les biscuits composés de graines moulues et bien d’autres pratiques de cuisine tout à fait nouvelles pour nous.
- Une à deux fois par an depuis bientôt six ans.
- Il pousse ici au moins deux sortes de joncs, pour mon plus grand plaisir.
- C’est d’ailleurs en voyant de ses propres yeux la grande forme de Mike que Jean-Louis, au cours d’une simple visite de la ferme, a décidé de changer sa façon de s’alimenter. J’en parle plus en détail dans l'autre blog.
- Voilà une observation que nous avons fait depuis plusieurs années, il y a quelque chose qui ne fonctionne pas dans les farines de blé modernes, les blanches et "pures". Elles sont issues d’un blé tellement trafiqué au fil des sélections et croisements qu’elles provoquent des désordres digestifs et intestinaux qui finissent au stade chronique. La vague d’allergies au gluten qui s’abat sur les occidentaux n’est pas étrangère à ce blé trop productif. Nous avons d’ailleurs renoncé aux pains proposés par les boulangeries ibériques puis sénégalaises puis latino-américaines.
- Ce texte n’est pas une présentation technique valable du régime cétogène. Le savant agencement des protéines des bonnes graisses et des fibres alimentaire indispensables à leur digestion doit être appris avec soin pour ne pas provoquer des déséquilibres voire des effets contre-productifs.