La tension qui rodait sur la ferme depuis la mi-septembre est maintenant retombée. Nous avons superbement utilisé la fenêtre météo pour réaliser le gros des précieux semis d’automne. Ouf. Lors de la première séquence météo correcte, il manquait l’avoine pour les mélanges. Les risques réciproques d’un semi sans avoine (avec double ration de seigle) et d’un semi trop tardif ont été soigneusement pesés. Et tranchés en faveur de l’attente. En matière de semis de plein champ, mon expérience de marin s’avère incroyablement adéquate. J’ai l’expérience de tant de fenêtres météo, baies vitrées, lucarnes … attendue, guettées, prises, ratées, qu’une forme de confiance et un soupçon de fatalisme se sont construits en moi. Confiance dans ma compréhension des grandes tendances de la saison et acceptation que parfois il se produit de l’exceptionnel, contraire aux statistiques. Mais j’ai surtout une capacité de mobilisation intensive lorsque l’opportunité semble bonne et qu’on décide de ne pas la rater. Aligner quelques doubles journées de travail sous le joug du ciel ne me pose aucun problème, bien au contraire. Je me sens vivante, vivante comme sur l’océan. Bien plus vivante qu’en ville.
Seigle, avoine, féverole, pois, vesce, et un soupçon de trèfle incarnat, ou de phacélie. Des dizaines de milliers de graines, filant entre mes doigts relâchés sous le balancement du bras. A chaque fois avec la même jubilation. Ces graines-là ne vont pas donner à manger aux humains, mais au sol et à la vie qu’il porte. Je comprends de mieux en mieux de rôle spécifique de chacune, au-delà de la logique carbone / azote. Le système racinaire du seigle est incroyablement ramifié. La capacité de tallage de l’avoine occulte la lumière à son pied avec un effet désherbant. Ces deux céréales fournissent une paille nourrissante pour les organismes et microorganismes du sol. Les légumineuses fixeront une dose d’azote qui se libèrera doucement lors de leur décomposition, permettant que la digestion des pailles se passe bien. Sa destination comme nourriture de la vie du sol n’en fait pas pour autant un semi d’importance secondaire, car c’est sur ce cycle de construction et d’entretien de la fertilité du sol que se s’appuieront les cultures destinées à nourrir les humains.
Cette saison, j’ai semé des couverts végétaux sur trois sites en l’espace de 10 jours (1). Des parcelles professionnelles à La Bécarie, mon lieu d’apprentissage des parcelles pré-professionnelles à La Ferme du Pic, que mon amie Silvia vient de racheter, en guise de passage à l’acte dans sa propre trajectoire de transition et puis des parcelles expérimentales / exploratoires / préparatoires à la Ferme Rangarnaud, où se constitue au fil des mois un projet de collectif de vie. Le Pic et Rangarnaud sont de merveilleux terrains d’expérimentation, de travaux pratiques, aux enjeux faibles, à la temporalité tranquille. Si on rate, c’est pas grave. Qui peut aujourd’hui s’offrir un ratage de six mois sans stress, sinon celleux qui ont les moyens de favoriser le long terme sur le court terme ? Privilège et choix. Privilège d’avoir eu un parcours de vie suffisamment prospère, choix de vivre aujourd’hui à budget retreint et mobilité accentuée, le temps qu’il faudra pour que les décisions engageantes redeviennent possibles. Car je sens bien comment mes intérieurs se crispent encore à l’idée d’entrer dans un chemin dont la matérialité limitera les options de sortie. En attendant, j’avance sur l’immatériel : les liens humains et les savoirs-faire.
- Le couvert végétal, ça se sème en une fois, un jour favorable, en plein champs, à la volée, contrairement aux semis de légumes, qui sont échelonnés dans le temps à raison de quelques dizaines à quelques centaines de graines par semaine, déposées une à une en godet, dans un environnement protégé (serre à plants). Les semis de légumes s’étalent de février-mars à octobre-novembre, tandis que les couverts sont semés à deux moments de l’année seulement : les couverts d’été au printemps et les couverts d’hiver en automne.
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