Une expérience de six ans de voyage en voilier m’a donné à comprendre quelques aspects concrets du mode vie qu’on appelle « Off Grid » pour « Décrochée des Réseaux » (eau, électricité, gaz), auquel certaines personnes en transition aspirent. Le renoncement aux réseaux de distribution est souvent présenté comme un acte de libération, une émancipation, ainsi qu’un acte rationnel au plan économique, le cout de l’abonnement au compteur étant perçu comme un racket. C’est aussi une approche en principe décroissante, à cause de l’obligation de stocker soi-même, au lieu de puiser dans un réseau illimité, ce qui amène généralement à réduire sa consommation. J’ai moi-même, pendant quelques années caressé ce projet pour mon retour à la vie terrienne, considérant que le plus dur était fait, puisque je vivais en nomade des mers depuis plusieurs années. Du moins c’est ce que je me racontais, alors que ce n’était que partiellement vrai.
Le remplissage trimestriel des bouteilles de gaz du bord par transvasement précautionneux depuis une grande bouteille était techniquement hors réseau de distribution du gaz de ville, donc sans abonnement à un compteur, mais pas vraiment émancipé de l’énergie gaz et de ses fournisseurs monopolistiques. A chaque pays son approche tarifaire et ses standards de plomberie. Cependant, je me satisferai bien de cette solution du gaz en bouteilles pour les années à venir, en préparant tranquillement la production de bio-gaz à usage cuisine pour le long terme.
Le remplissage des réserves d’eau potable par récolte à la source ou cascade sauvage ou en collectant l’eau de pluie qui ruisselle dans la grand-voile était jubilatoire. Nos maigres deux cent litres de capacité de stockage nous contraignaient à un usage hyper-contrôlé de l’eau potable et à recourir à l’eau de mer pour de nombreux usages où la potabilité n’était pas nécessaire. Précieux apprentissage de la sobriété en eau, que je continue de cultiver dans mon quotidien redevenu terrien. Lorsque je prends en compte le scandale de l’utilisation occidentale d’eau potable pour des usages qui ne le nécessite pas et le comportement colonialiste des plus grands opérateurs français de réseau d’eau, en France et à l’étranger, l’émancipation du réseau d’eau reste une de mes aspirations pour ma vie terrienne. Résider dans une commune ayant repris le contrôle de son eau ne me dispenserait pas d’une réflexion sur les usages de l’eau potable et la récolte d'eau de pluie.
Là où je suis moins certaine de mes arbitrages à venir, c’est sur le stockage de l’électricité, question épineuse qui surgit dès lors qu’on souhaite couper tout contact avec le distributeur de 220 V (1). Sauf à choisir de naviguer à l’ancienne, sans moteur ni instruments de navigation et s’éclairer et se signaler la nuit avec des lampes à huile, vivre en bateau modestement équipé (2) conduit à adopter des routines et réflexes pour maitriser la chaine production-stockage-consommation de l’énergie électrique si précieuse. On évalue en permanence la production électrique générée par le vent et le soleil de la journée, on profite des heures de production maximale pour recharger les batteries des engins portables, dès que les batteries principales sont suffisamment chargées. On cesse de consommer de l’électricité non-indispensable quand la réserve baisse sous un certain seuil. On se dispute au sujet du niveau du seuil en question. Ou pas. On se chagrine quand quelques « décharges profondes » malencontreuses réduisent la durée de vie du parc de batteries. On s’inquiète du sérieux des circuits de récupération et recyclage quand on doit le renouveler. Bref, c’est une préoccupation permanente (3). Alors, quand on a parfois, pour un temps, l’occasion de séjourner le long d’un quai doté de prises électriques illimitées, et bien on en profite à fond.
Quiconque décide de s’émanciper des réseaux, quel que soit son niveau de production-consommation, entre donc dans un régime d’attention permanente aux conditions de production et dans une responsabilité nouvelle, de suivi et maintenance du système de production et de stockage de l’énergie. Pour que le jeu en vaille la chandelle, il faut que les « bénéfices » matériels et immatériels soient conséquents. Or ce n’est pas vraiment le cas, il me semble aujourd’hui.
Il y a d’une part ma prise de conscience que sortir de la dépendance au fournisseur de courant 220V me ferait tomber dans la dépendance au circuit de production et d’élimination des batteries. L’opérateur de réseau joue parfois avec les tarifs et la trésorerie, mais le bon sens permet de prédire que, lorsque les voitures électriques se multiplieront, les producteurs de batterie, confrontés à une situation « en ciseaux » entre des ressources minières en baisse et une demande en hausse en profiteront pour imposer des tarifs abusifs, des délais de livraison incertains et des dates de fraicheur insatisfaisantes pour les particuliers. Le qualificatif d’ « autonome en énergie » qu’on donne aux maisons ainsi équipées a perdu de sa force de persuasion à mes yeux. Non, ces maisons sont juste « indépendantes d’EDF ».
Il y a d’autre part la toxicité écologique et humaine des batteries : extraction minière, domination des pays dont le sous-sol recèle ces minerais, pollution des processus de production, et problèmes de recyclage et élimination. La production et l’élimination des panneaux solaires pose des problèmes semblables, même si leur durée de vie est considérablement plus longue.
Et puis j’ai compris récemment au détour d’une interview de Jean-Marc Jancovici, que l’opérateur de réseau national, lui aussi, doit résoudre la question du stockage, car il est approvisionné en grande partie par des centrales incapables de modifier rapidement leur production alors que la consommation ne cesse de fluctuer. Que fait-il alors pour stocker l’excédent en cas de surproduction et fournir quand même en cas de surdemande ? Il remonte de l’eau dans les barrages ! Le stockage d’énergie se fait alors non pas sous forme l’électricité mais sous forme d’énergie potentielle de l’eau stockée en altitude et largable presque instantanément pour honorer un pic de consommation. J’ignore comment font les pays qui ne disposent pas d’installation hydroélectrique mais il se trouve que la France en dispose et que la dimension écologique de cette procédure m’émerveille. (4)
Par conséquent, sur un site déjà relié au réseau, il me semble aujourd’hui plus judicieux de travailler à la baisse de sa consommation, et basculer pour le solde incompressible vers un opérateur comme Enercoop (5), plutôt qu’investir dans des panneaux solaires et des batteries à seule fin de pouvoir tirer sa révérence au fournisseur d’électricité. Bien entendu, sur un site non relié, la question se pose autrement.
C’est une réflexion encore en chantier, vos réactions seront les bienvenues.
- L’électricité stockée en batteries rechargées par panneaux solaires, éoliennes, vélos et autres petits engins de production domestique d’électricité est généralement du 12V continu alors que les réseaux délivrent du 220V alternatif. C’est aussi la tension de chargement réelle des batteries d’engin portables, ordinateurs, téléphones, électroportatif. Si j’ai bien compris, les petits chargeurs de ces engins-là sont en fait des transformateurs, qui savent convertir le 220V alternatif fourni par le réseau général en 12V continu qui est, avec ses multiples (24V) ou ses sous-multiples (6V) une sorte de standard international pour les batteries. Désolée de tant de détails, ils me semblent nécessaires pour éclairer le cheminement qui m’amène à renoncer à m’émanciper du réseau EDF, malgré le mal que je pense de la manière dont les grandes entreprises de service public traitent parfois leurs clients et mon agacement à chaque fois que je butte sur ma dépendance à leurs services. Il est possible de délivrer du 220V à partir d’énergie auto-produite et stockée en 12V. Mais, outre le fait que les appareils 220V sont généralement de plus gros consommateurs que les 12V, la transformation du 12V continu en 220V alternatif consomme beaucoup d’énergie en elle-même. Le mode de vie sous énergie autoproduite nécessite logiquement d’avoir au préalable, de préférence, éliminé de son quotidien quelques auxiliaires courants. Le lave-linge (lavage à main ou en laverie commerciale), le chauffe-eau, les plaques de cuisson, fours et bouilloires électriques et les outils de forte puissance.
- Production par panneau solaire, éolienne, et moteur ponctuellement. Stockage en batteries. Consommation pour l’ordinateur de bord, la radio et autres instruments de navigation, les ordinateurs personnels, liseuse, musique, l’éclairage intérieur, les feux de signalement.
- Cette préoccupation permanente est un apprentissage vraiment confrontant. Nous autres occidentales et occidentaux aux prospères, qui sommes acclimaté-es depuis notre plus tendre enfance au 220V illimité, ne mesurons pas bien le luxe que cela représente et qu’une large portion de l’humanité ne connait pas. Je tente, depuis mon retour en France et la reprise d’une vie terrienne, de garder cet émerveillement face à la disponibilité de l’énergie électrique dans nos vies. Merci à toustes celleux qui me permettent de brancher ma ligne électrique dans leur grange pour avoir un peu de chauffage dans mon van quand j’y dors à la mauvaise saison. Certain-es utilisateurices d’énergie auto-produite tentent de réduire le souci de la production en augmentant la capacité de stockage. Dans ce domaine, mon observation est qu’une capacité de stockage supplémentaire va ouvrir la voie à des usages supplémentaires ou à moins de parcimonie dans les usages, ce qui conduit « in fine » le système à fonctionner proche de ses limites, avec le retour du souci.
- J’ai cogité pendant des semaines à la mise au point d’un système de ce genre, en imaginant des réservoirs situés à des altitudes différentes une turbine génératrice de courant sur le circuit descendant et une petite pompe de relevage alimentée par le vent ou le soleil. Il s’avère que l’échelle domestique n’est pas la bonne pour résoudre ces questions.
- Qui s’engage à réinjecter dans le réseau ma consommation sous forme d’énergie renouvelable.
Je suis tombé par hasard sur cet article en naviguant aux grès des liens depuis votre blog de voyage. (Je suis en train de démarrer un projet personnel pour apprendre la navigation et la maintenance d'un voilier pour découvrir un autre horizon et apprendre à vivre un peu par moi-même. Votre blog est une mine d'or, merci infiniment de l'avoir écrit !)
Je profitais de mon passage ici, pour faire écho a vos reflexions et ajouter mon petit pois. Il existe une autre technique de stockage d'énergie qui a le vent en poupe et pourrait vous intéresser : celle des volants d'inertie. Avec cette technique, au lieu d'utiliser le trop plein d'énergie pour remonter de l'eau (et ainsi augmenter le potentiel), on l'utilise pour mettre en rotation un volant d'un certain poids au moyen d'un moteur électrique. Plus on injecte de courant, plus on augmente la vitesse de rotation de ce volant et plus on stocke d'énergie. Quand on à besoin d'utiliser cette énergie, on passe le moteur électrique en mode générateur et l'énergie cinétique du volant est alors transformée en énergie électrique.
Cette technique est très intéressante car le système fonctionne comme une batterie rechargeable, mais qui n'utilise pas de produits chimiques ! Avec tous les avantages que cela implique : pas de régression de la durée de vie, pas de pollution excessive dûe à la production / au recyclage etc. Par contre, la technique n'est pas adaptée au stockage à long terme de l'énergie (autour de la vingtaine d'heures) et la plupart des dispositifs sont très encombrants. Mais c'est une technique qui progresse vite et pourrait devenir une alternative viable pour les habitats off-grid.
Au plaisir de lire un nouveau billet !
Rédigé par : Camille Alves Ferreira | 15/05/2021 à 00:14
@ Camille : un grand merci pour cette contribution. En tant qu'ingénieur, j'en mesure toute la pertinence et les contraintes, catégorie LOWTECH, génial.
Rédigé par : isabelle | 17/05/2021 à 23:51
Bonjour, j'y réfléchis aussi car franchement, j'ai pris une ligne de chantier pour ma grange et quand je vois de la TVA sur des taxes, je me dis qu'il se gave EDF quand même! il faut aussi s'interroger sur sa consommation: s'adapter à sa production plutôt que l'inverse? je me questionne aussi, d'autant plus que si la grange reçoit du public, je n'aurai guère le choix mais....réduire sa conso reste possible.
Rédigé par : patricia | 27/07/2021 à 17:28
@ Patricia : m'enfin, la TVA sur les taxes, c'est pas EDF qui se gave !
Adapter sa conso à sa production, c'est ce que j'ai fait pendant 6 ans et ce n'est pas de tout repos !
Réduire sa conso, oui, je pense que c'est l'orientation à condition que la baisse de conso "électrique" ne se traduise pas par une hausse d'une autre énergie plus carbonée.
C'est vraiment l'énergie dans son ensemble qu'il faut réduire.
Rédigé par : Isabelle | 28/07/2021 à 09:10