S'ils avaient su… se seraient-ils lancés dans ce projet fou ? S'ils avaient su combien de temps et d'argent, combien d'énergie ils allaient lui consacrer ? Mais ils ignoraient que c'était impossible. Impossible de construire en amateurs une copie o-pé-ra-tio-nnelle de Banana. Car il ne s'agissait pas seulement que la copie ressemble à l'original, comme la miniature qu'ils avaient réalisée dans les premiers jours de leur deuil, mais aussi qu'elle flotte sans prendre l'eau, porte trois adultes au moins, évolue dans le vent et le clapot à l'aviron et au moteur et se replie gentiment après usage. Et ils n'avaient même pas de plans, ni d'instructions de fabrication, ni même de certitudes sur les matériaux et pas non plus l'outillage nécessaire ! Une gageure. Sans doute auraient-ils mieux fait de se résoudre à suivre le conseil que tant de leurs amis leur répétaient : « vous n'avez plus qu'à acheter un zodiac gonflable ». Quelle prétention les animait donc, à s'illusionner ainsi qu'ils allaient en quelques semaines résoudre un tel casse-tête ? A croire qu'ils avaient juste besoin de se lancer dans l'action pour ne pas sombrer dans la déprime.
Déjà il leur a fallu plus d'un mois pour trouver au Chili du polypropylène en plaques minces mais assez grandes. Ils auraient dû renoncer à ce moment-là, car engager déjà le budget intégral d'un zodiac d'occasion rien que pour faire venir de Santiago des plaques qui n'étaient pas de la bonne épaisseur et même pas, au final, le bon matériau - car il aurait sans doute fallu plutôt du polyéthylène - , c'était de la folie. Une fois la commande néanmoins passée, et en attendant la livraison, ils ont abordé simultanément d'autres aspect du projet. D'une part l'analyse détaillée des photos de Banana et la collecte des souvenirs engrangés par les yeux et le corps au fil des années de manipulation : mime le geste de l'ouverture pour que je mesure l'écartement. D'autre part la liste des essais à réaliser avant de se lancer dans la construction elle-même. Enfin, un exercice d'anticipation pour imaginer à l'avance les difficultés qui pouvaient surgir au cours de la construction. Exactement : tenter de voir dans le futur, rien que ça ! En effet, les solutions industrielles du fabricant allemand n'étaient pas toutes reproductibles et même certains secrets de fabrication élaborés au cours d'années de mise au point, devaient être réinventés. Ce dont ils avaient besoin, et qu'ils allaient pratiquement mettre en place, c'est un atelier de prototypage.
En s'installant dans l'atelier de menuiserie de l'ami Jaime ils ont repris un espoir insensé. De l'espace pour travailler et un outillage étendu qui leur tombait du ciel en cadeau, comme ça. Scie sauteuse, disqueuse, rabots, ponceuse et surtout une machine à rainurer de qualité professionnelle. Tous ces engins auraient pu être loués à la grande surface de bricolage, mais le fait d'en disposer à volonté sans avoir à planifier, réserver et transporter les machines entre la ville et l'atelier à chaque usage promettait de simplifier considérablement les choses. Mais ils n'auraient pas dû y croire non plus à ce stade. Il restait encore tant d'inconnues. Est-ce que ce plastique rigide va accepter de plier et déplier cinq cent fois sans casser ? Quelle technique d'assemblage conviendra ? Couture, soudure ou rivetage ? Est-il possible de réaliser en amateur les fonds et flancs avec suffisamment de précision pour que les rainures courbes restent en vis-à-vis les unes des autres, et ce d'un bout à l'autre des trois mètres de longueur de la coque ? Et même si c'est possible, comment doser le compromis entre flexibilité et solidité pour que l'effort d'ouverture soit à la portée d'une personne seule ? Tant d'inconnues qui leur donnaient des cauchemars et les engageaient dans des discussions interminables, carnet de croquis à la main….
Le second mois a filé comme une flèche. La marche en avant était la seule route possible, apprendre les machines et tester les matériaux, enchainer les essais, faire des choix qui ressemblaient à des paris, reprendre dix fois la tournée des quincailleries à la recherche de l'outil manquant, du rivet de la bonne taille, de la colle introuvable, pour finalement se rabattre sur une solution imparfaite. Puis mettre au point un protocole de fabrication et se lancer dans la construction proprement dite, dont la première phase fut de construire une table de découpe munie d'un guide de coupe en bois, une sorte de moule. Pour un exemplaire unique à fabriquer, il fallait presque autant de travail que pour lancer une série complète! En imaginant à l'avance les étapes de fabrication, ils avaient compris une chose essentielle, à savoir que le rivetage des plaques entre elles ne peut se faire que dans la position « barque-repliée ». La capacité de l'embarcation à s'ouvrir comme un papillon et l'effort nécessaire à l'ouverture ne seraient connus qu'à la fin. Si ça s'ouvre, se disaient-ils, le reste trouvera solution. Ainsi commirent-ils l'erreur d'annoncer l'accouchement à la fin du second mois, neuf semaines après la fabrication du modèle réduit, le jour où le papillon grandeur nature s'est ouvert. « C'est une fille ! » ont 'ils annoncé à leur entourage avec fierté comme pour un accouchement. Ils ont même osé lui donner son nom de baptême – Origami - ce jour-là, comme une provocation au mauvais génie des projets trop ambitieux qui ne manquait pas de les attendre au virage. Certes, la forme s'ouvrait, mais pas complètement, ou bien au prix d'un vilain nez busqué. Certes l'allure générale était celle d'une barque, mais le premier test de mise en eau révéla des fuites. Et puis la liste des soi-disant détails qui trouveraient leur solution restait encore longue comme un jour sans pain. Le sort allait-il s'acharner sur le projet jusqu'à ce qu'ils renoncent?
C'est pendant cette période floue d'interminables finitions que le chantier a reçu des visiteurs. Des navigateurs anglais, qui songeaient à remplacer leur annexe gonflable en fin de vie et souhaitaient évaluer la faisabilité du projet « annexe pliable » pour leur propre compte. Le fait qu'ils ne se soient pas intéressés à l'éventuelle récupération des plans, modes opératoires et outils spécifiques mis au point pour Origami, bien que Nick soit un bricoleur accompli, en dit long sur ce qu'ils ont pensé de l'aventure, bien qu'ils soient restés visiblement admiratifs (1) et poliment encourageants. Même pendant la visite, les travaux n'ont pas été interrompus. Il restait les bancs de proue et poupe à couper, percer, poncer, vernir. Puis les ferrures d'aviron en acier inoxydable à couper, meuler, souder, tourner.
L'idée de tenter la mise à l'eau et les premiers essais à flot le jour de l'anniversaire d'Ariel n'était pas terrible, en fait. L'espoir d'un joli cadeau qui serait devenu la revanche de l'anniversaire d'Isabelle assombri par le vol de Banana trois mois plus tôt, miroitait bien dans le vernis parfait des bancs tout neufs. L'essai a failli se terminer en baignade pour l'essayeur tant les flancs de l'embarcation se déformaient ! Misère ! Se retrouver en échec à la "dernière" étape alors que ce risque-là avait été parfaitement identifié dès le début (plaques de bonne épaisseur introuvables au Chili) et que des mesures compensatoires avaient été imaginées (doublement des flancs) mais jamais mises en œuvre pendant la fabrication (pourquoi ?) porta un coup fatal au moral des troupes et jeta un voile terne sur les festivités du soir. Trois mois avaient déjà passé. L'échéance du prochain départ vers le Cap Horn s'approchait, et toujours pas d'annexe opérationnelle. Allaient-ils devoir se rabattre sur le plan B identifié de longue date ?
Ils jetèrent l'éponge. Cessèrent d'y travailler et même d'en parler. Origami l'inachevée planait dans l'air comme un tabou. Mêmes les amis eurent pour un temps l'interdiction d'aborder le sujet. Pendant dix jours, ils passèrent à autre chose. Et puis ils se résignèrent. Il fallait bien se rendre à l'évidence, on ne lâche pas un projet si près de la fin, surtout quand subsiste encore un espoir de le mener à bonne fin. On peut tenter de renforcer en doublant le tube qui fait fonction de liston. Et comme ça ne suffit pas, on peut aussi se résoudre à un démontage partiel pour doubler les flancs également. Jusqu'à la fin, les mauvais génies les ont harcelés. Riveteuse qui se coince, meulage qui fait fondre le plastique, tendinite qui coupe la force. Et la pluie et le vent, pour les ultimes opérations, conduites sur le ponton. Origami a fini par se faire traiter d'Horriblegami, la pôvre !
Le plus étonnant dans cette histoire est que parallèlement à ce chantier trop audacieux, ils ont réussi à mener à bien une foule d'autres choses. Quelques cours de navigation côtière et de conserverie dispensés au petit club de voile de Chiloé, des travaux de couture divers dont une spectaculaire réduction de surface du spinaker, un jeûne de trois semaines (2), beaucoup d'écriture et de travail photographique, la maintenance Yann et la réparation de Suzette (3), un échouage-carénage et divers autres préparatifs qui figuraient déjà sur la liste des choses à faire avant même la disparition de Banana. Et ils ont trouvé du temps à consacrer à leurs amis, les anciens et les nouveaux en plus de ça ? Comment ont-ils fait ?
« They did not know it was impossible, so they did it » (Mark Twain)
Pour les curieux, disponible en galerie photo, le "making of" d'Origami.
- Jill mentionne cette visite en quelques lignes dans une note de son blog.
- Bien entendu, c'est Isabelle seule qui a jeûné, mais Ariel a juste magnifiquement accompagné.
- Dans le grand sud, le moteur principal de Skol ne fait pas que de la figuration, Yann a donc eu droit à un soin complet: massage - épilation - détartrage - huiles essentielles. Par ailleurs, Suzette, le petit hors-bord dont nous nous passons depuis quelques mois à cause d'une fuite de carburant avait besoin d'un robinet à essence neuf, qui, impossible à trouver au Chili ou à faire venir d'Europe a dû finalement être bricolé à partir d'un robinet de ... tronçonneuse.