Nous ne cherchons jamais leur contact, mais il arrive tout de même qu'on les rencontre, ces gens qui, comme nous, voyagent en voilier. Nous en parlons peu parce qu'ils représentent rarement, pris individuellement, un sujet intéressant pour ce blog, qui tente sans toujours y parvenir de cultiver un esprit poético-méditatif. Nous avions pourtant espoir d'alimenter plus régulièrement la rubrique « singularités » du blog, avec des profils inattendus de baroudeurs des mers, mais en fait la relative banalité (1) des histoires de la plupart d'entre eux ne cadre pas avec nos critères pour cette série de notes. Ou bien nos rencontres sont trop fugaces pour permettre une écriture autre que superficielle (2).
Beaucoup de blogs de voyageurs en voilier parlent de leurs rencontres avec d'autres bateaux, d'autres équipages, d'autres familles itinérantes, de sorte qu'un lecteur terrien curieux de savoir comment ça se passe entre « voileux » trouvera autant de récits qu'il souhaite. Ça tourne souvent autour des apéros-couché-de-soleil, des coups de main salvateurs, des enfants qui s'entendent si bien. Voilà, tout est dit ou presque. En filigrane. La navigation en escadre est une protection contre l'ennui, contre les ravages du huis-clos et contre l'angoisse de l'incident technique.
Contrairement à la pratique des peuples nomades qui, du Caucase au Sahara, et de l'Amazonie à la Patagonie, bougeaient, en groupes plus ou moins importants, d'un campement à l'autre, emportant avec eux tout un ensemble de règles, rituels, coutumes, les navigateurs à la voile ne se déplacement pas a priori avec leur famille étendue ni leurs habitudes de quartier. Recréer des rituels avec les habitants des littoraux fréquentés demande du temps, des compétences linguistiques et de la flexibilité, et en plus ça n'arrête pas de changer puisqu'on passe continuellement d'un pays à l'autre (3). Alors, dès que plusieurs voiliers se retrouvent à proximité les uns des autres, une sorte d'automatisme se met en route. Approche facile, voire obligatoire, d'un coup d'annexe, recherche rapide d'une langue commune, invitation à prendre un verre à bord, etc… Les sujets de conversation tournant autour du bateau et du voyage sont si faciles à trouver que ça peut même en devenir un piège, une anecdote en appelant une autre, la soirée peut passer en récits déjà cent fois narrés. Ce n'est pas très enrichissant mais c'est facile et ça tient chaud, d'une certaine manière. Dans les jours suivants l'invitation sera retournée et les récits reprendront. On peut alors évaluer si l'équipage juste rencontré sera éventuellement une compagnie agréable pour une escale future. Bien que faisant théoriquement partie de cette grande communauté, nous ne pratiquons que très rarement cette socialisation de marins. Ce choix de garder nos distances avec le trop facile contact des gens de mer, nous en payons certes le prix en solitude et notre relation amoureuse a parfois manqué d'un peu d'air lorsque l'isolement se prolongeait dans les canaux. Très certainement nous risquons ainsi de passer à côté de belles rencontres avec des marins intéressants. Mais en fait nous ne nous ennuyons jamais et notre choix a aussi des conséquences positives. Tout le temps que nous ne passons pas dans le carré des bateaux est disponible pour d'autres surprises, d'autres émerveillements face à la nature et surtout d'autres liens (4).
Dans les régions isolées, il y a une raison additionnelle pour rester au contact des congénères voileux : la trouille face à l'adversité des conditions. Tous les candidats à la navigation en Patagonie savent combien l'inquiétude permanente s'avère la contrepartie inévitable du face à face exclusif avec la nature sauvage. « Tu es sans cesse préoccupé de la sécurité du bateau » nous disait l'an dernier l'équipage de Loick, revenant de longs mois passés dans les canaux. Nous avions déjà compris, c'était quelques semaines après notre coup de blues à San Blas. Ceux qui ne le savent pas avant le découvrent vite. En ce qui nous concerne, l'apprivoisement progressif de la peur au fil des expériences accumulées, des coups de vents essuyés, des renoncements sages, est un des acquis précieux de notre première expérience du Grand Sud et fait partie des ingrédients conduisant à notre envie d'y retourner. Nous nous sentons maintenant plus confiants dans notre capacité à faire face seuls en cas de problème. Mais il existe des navigateurs qui ne voient pas les choses ainsi. Ceux-là préfèrent la compagnie rassurante d'un autre équipage à proximité - au cas où - et aiment à se voir eux-mêmes comme un recours possible pour les autres bateaux. Ainsi se créent souvent de petits groupes de voiliers qui naviguent plus ou moins de concert, se donnant rendez-vous d'une escale à la suivante, voire planifiant de plus amples portions de leur vie en se calant les uns sur le rythme des autres. Ils ne s'avouent pas toujours ce qu'ils font là, parlant de l'agréable compagnie des autres équipages, même si à vrai dire, ils n'auraient pas toujours eu grand-chose à leur dire en les croisant dans la rue.
L'extrême de ces comportements devient une forme de navigation en convoi, littéralement « en apesanteur », sans contact autre qu'immédiatement utilitaire avec les populations locales. La socialisation désintéressée et l'amitié sont alors exclusivement pratiquées entre gens de mer. En quoi cette manière particulière mais relativement répandue de voyager diffère-t'elle d'un mode de vie terrien basé sur la consommation ? Pas grand chose. En simplifiant un peu le trait, ça revient à consommer des paysages et des ressources locales à la hauteur de ses moyens économiques, sans s'intéresser aux êtres humains. On n'est alors pas très loin du colonialisme, les autochtones n'étant vus que comme des fournisseurs, indignes d'intérêt en eux-mêmes, sinon touristique (5). Ainsi fonctionnent explicitement, me semble-t-il, les « rallyes-croisière » organisés pour rassurer et cocooner des candidats à l'aventure-à-la-voile-mais-pas-trop-aventureuse-tout-de-même (6). De quelle humanité (inquiète ?) ces attitudes émanent-elles et quelle humanité (hiérarchisée ?) produisent-elles, voilà une question à laquelle nous souhaitons inviter les candidats au grand voyage - ainsi que les pratiquants - à réfléchir.
La relation purement utilitaire aux autochtones, à laquelle sont souvent réduits les voyageurs qui ne parlent pas du tout la langue locale nous gêne un peu parce qu'elle est souvent à sens unique. Des voileux qui s'entraident peuvent à juste titre imaginer que leur aide « circule » au sein de la grande communauté des voyageurs, qu'ils aident quelqu'un qui aidera à son tour ou bien qu'ils peuvent accepter d'être aidés car ils seront amenés à aider tôt ou tard. En revanche, l'équation n'est pas de la même nature avec les terriens qui déploient parfois des trésors d'ingéniosité et de ressources et consacrent beaucoup de temps à solutionner les problèmes de ces foutus marins impotents en terre étrangère, ignorants des habitudes ou de la langue, manquant d'outils ou d'électricité et bien souvent pressés. Certains terriens qui aident les marins attendent une rémunération sous forme d'argent ou de cadeau matériel, qui le leur reprocherait ? D'autres secoureurs se considèrent – ou se disent - comblés en retour par le souvenir d'une amitié fugace avec des gens dont la vie est si fascinante à leurs yeux. Nous les faisons rêver, nous apportons un peu d'animation dans leur vie routinière, alors ils peuvent bien nous aider ? Hum. Nous trouvons pour notre part que ce deal est rarement équitable et nous cherchons systématiquement à donner plus que des histoires qui font rêver. Le vieux patriarche de la famille du bord de la lagune, à San Blas, nous avait ainsi accueillis dès le premier jour : « de quoi avez-vous besoin ? ». Devant notre regard interrogatif, il s'en est expliqué immédiatement « tous les marins ont besoin de quelque chose ». Zut, nous étions démasqués avant même d'avoir formulé la question. Quelques jours plus tard, en effet, nous avions un problème avec Banana et besoin d'une planche de bois et d'un établi pour réparer. Heureusement, ici comme ailleurs, nous sommes restés assez longtemps auprès d'eux pour que la relation devienne autre chose.
Photo: Atelier Kefir à l'école de Puerto Eden.
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J'ose parler de banalité, oui, même quand les gens quittent leurs attaches terriennes pour plusieurs années. Mais les histoires se ressemblent tout de même beaucoup entre elles.
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Si nous avons écrit à propos d'Ugur et Maral, de Blue Belle, ce n'est pas uniquement parce qu'ils sont réellement atypiques dans le paysage des gens de voyage, mais aussi parce que nous sommes restés à leurs côtés, dans une anse brésilienne, coincés par le mauvais temps pendant presque deux semaines. Nous aurions aimé faire mieux connaissance avec la famille de Mollymawk, elle aussi assez marginale par rapport aux autres voyageurs, mais nos deux rencontres avec eux ont été trop fugaces. L'affaire n'est pas perdue car ils ont quitté Ushuaia et remontent en ce moment les canaux patagoniens, vers Puerto Montt. Une troisième rencontre avec eux, en région de Chiloé, n'est pas exclue. Nous avons en revanche certainement de quoi écrire quelques lignes de plus évoquant Aleko et Stepke qui sortent de l'ordinaire par leur étrange association … mais là, ce qui nous retient pour le moment c'est l'attente pour savoir ce qu'ils vont faire après l'hiver. A suivre.
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Au Chili, nous avons progressivement compris le principe du onces, une sorte de goûter, qui peut se prendre un peu à n'importe quelle heure de l'après-midi, depuis le thé accompagné de pâtisseries jusqu'au léger repas du soir, avec café et œufs brouillés sur pain grillé. Nous savons donc désormais comment inviter un chilien à tomar onces.
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J'ai remarqué récemment combien j'aime passer du temps dans la cuisine des terriens. A cuisiner avec eux ou pour eux, ou pour nous avec leurs équipements. Ou à faire la vaisselle après un repas partagé. La cuisine est un lieu souvent chaleureux et informel, où la discussion peut prendre un tour confidentiel. L'accès à la cuisine, c'est un certain accès à l'intime. Ariel est souvent surpris des libertés que je prends dans les maisons qui nous ouvrent leurs portes mais je crois que j'ai un bon instinct de ce que je peux oser faire dans la cuisine des gens sans les mettre mal à l'aise. Peut-être une compétence de femme…
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Je suis souvent gênée par la mise en scène de coutumes locales à l'intention des touristes. Il me semble qu'en montrant de l'intérêt pour ces spectacles le voyageur ne montre pas de l'intérêt pour les gens mais de la curiosité pour le produit arrangé qu'on lui présente. Il faut dire que parfois les populations en question jouent le jeu complémentaire en ne voyant les voyageurs sur leurs « yachts » que comme des « sources de revenu » à qui il suffirait de proposer de l'exotique vite consommable et bien rémunéré.
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Plusieurs dizaines de bateaux s'inscrivent à grands frais pour partir tous à la même date vers un programme d'escales identiques où ils arriveront en masse, déséquilibrant l'économie locale par la seule force de leur nombre et sapant le terrain sociologique pour les navigateurs suivants par la puissance de leur indifférence. Mais la mer appartient à tout le monde.