La question rôde depuis longtemps, la question de vivre à bord du bateau avec un travail et non pas comme rentiers. Quelle rente, d'ailleurs ? La location de la maison n'y suffira pas. Dans cette interrogation nous ne sommes pas les premiers, loin de là ! Bien d'autres ont tenté avant nous de résoudre l'équation économique du voyage au long cours avant la retraite. Tout le monde n'y parvient pas et nombreux sont ceux qui doivent renoncer (et attendre la retraite), ou limiter l'ampleur du projet à l'aune d'une réserve financière constituée en amont et dont l'épuisement marquera la fin du voyage.
Beaucoup de voyageurs espèrent valoriser leur voyage par son récit, à travers l'écriture d'articles et de livres, mais peu réussissent réellement dans cette voie de nos jours. Le voyage en voilier a été maintes fois raconté et il faut désormais avoir vécu une aventure tout à fait exceptionnelle ou dramatique pour espérer gagner un peu d'agent en la racontant. Ou avoir le talent d'écriture de Jack London, qui a su magnifier les aventures relativement banales du Snark et en faire une épopée héroïque et parfois franchement drôle, comme par exemple quand il explique comment il se prend pour dieu lorsqu'il parvient à faire ses premiers points au sextant. Nous espérons pour nous-mêmes une navigation paisible et sans drame et force est de constater que les récits tranquilles que nous avons proposés à la presse spécialisée ne rencontrent pas une réaction enthousiaste* . Cette tactique de financement nous semblerait donc peu sûre.
D'autres mordus de long voyage en voilier exercent des métiers en lien avec le bateau: mécanicien, voilier ou skipper professionnel. Il s'agit alors d'un mode de vie articulé totalement autour du bateau, des gens de bateau, autres voyageurs ou plaisanciers locaux. De cela, nous ne voulons pas, nous aurions l'impression de tourner en rond, de manquer d'oxygène.
Alors nos sources d'inspiration sont plutot des gens qui ont transporté ou transposé dans l'itinérance leurs compétences professionnelles terriennes. Patrick Van God, dentiste de son métier, avait emporté sur Trismus son équipement de base et officiait parfois à l'escale. Un jeune couple de boulangers rencontré en Nouvelle Calédonie avait intégré un four à pain dans l'aménagement du bateau et remplissait la caisse de bord en fabricant des miches chaudes et odorantes pour les autres voiliers au mouillage. Leur périple empruntait certes les grandes routes tropicales largement fréquentées par les plaisanciers et voyageurs mais leur métier de boulangers "français" pouvait aussi intéresser les terriens de l'escale. Un anglais croisé quelques heures à La Rochelle déclarait gagner sa vie en traduisant des textes de toutes sortes. Son bilinguisme et les moyens de communication moderne lui permettaient de vivre la vie qu'il aimait, à bord d'un petit voilier, et de se déplacer à sa guise sans rompre ses contacts professionnels. Une de nos amies a exercé le métier de patissière pendant un hivernage à bord, en Alaska. Elle s'interdisait jusque là de postuler à une offre d'emploi pour ne pas priver un résident local de l'opportunité de travail, mais l'annonce restant sans candidat, elle a fini par se présenter, et ses gateaux français sont rapidement devenus un succès. Tous ceux-là, chacun à sa manière, ont trouvé le moyen de s'engager dans une vie nomade sans attendre la retraite, en continuant d'exercer leurs compétences et savoirs-faire d'avant le nomadisme.
A ce sujet, une précision est utile à apporter: vivre-à-bord-et-travailler-à-terre n'est pas la même chose que vivre-et-travailler-à-bord. La première situation consiste à garder une routine terrienne de type métro-boulot-dodo, avec le métro régulièrement humide (un zodiac fendant la vague au petit matin) et le dodo dans un logement original, exigu et souvent difficile à chauffer en hiver. La seconde, en revanche, consiste à intégrer une activité supplémentaire dans l'espace et le temps du bateau . Il semble que nous nous dirigeons chacun vers une modalité différente. Ariel prévoit de proposer ses services de spécialiste de l'audio-visuel aux institutions ou écoles spécialisées des pays dans lequels nous séjournerons, tandis que je me prépare à utiliser le bateau lui-même comme mon bureau au moins pendant les 3 ou 4 prochaines années, mes années de doctorat. Mais les choses pourraient s'inverser, puisque Ariel dispose à bord d'équipements de traitement de l'image et du son qui lui permettront de réaliser des films et que je pars avec une expérience de formatrice et conférencière qui pourrait intéresser un public.
Au fond, peu de choses sont gravées dans le marbre. Quel budget consommerons-nous réellement ? Quelles difficultés rencontrerons nous en route ? Il ne faut surtout pas attendre que tout soit ficelé d'avance, ceinture et bretelles, au risque de ne jamais partir...
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* Il est un peu vexant de le reconnaitre, mais personne ne se bouscule pour acheter à l'avance nos histoires et photos de voyage! Et même notre article sur la Norvège, qui n'a pas été refusé à proprement parler, n'a tout simplement pas été publié. Il attend quelque part, dans les limbes programmatiques d'une revue de voile bien connue.