Ile Picton. Depuis notre renoncement au Cap Horn, nous avons parcouru le Canal Beagle sur toute sa longueur d'Ouest en Est. Cela nous a permis de passer une petite semaine dans le seño Pia, face au Ventisquero Romanche, de contempler l' « Avenue Des Glaciers » en face de l'Ile Gordon, de passer quelques jours sur la rive nord de l'Ile Hoste aux formes si compliquées (1) et de longer l'ile Navarino d'un bout à l'autre. Nous avons avancé de caleta sauvage en caleta sauvage, en passant sans nous arrêter devant Ushuaia et Puerto Williams, les deux villes les plus au sud du monde. Cette démarche a un peu surpris les autorités, à qui nous rendions compte de chaque mouvement. Le Canal Beagle est finement maillé de stations de contrôle chiliennes sur la rive sud, argentines sur la rive nord. Dans une zone autrefois stratégique militairement et aujourd'hui exploitée commercialement (2), aucun bateau n'échappe à leur vigilance. Nous sommes maintenant à l'autre bout du Beagle. L'extrémité de l'Ile Grande de Terre de Feu n'est plus très loin, celle qui baigne dans les eaux de l'Atlantique. Le climat a changé, ainsi que la végétation, l'air est plus sec, nous avons laissé derrière nous les grandes montagnes qui capturent les nuages.
Le jeune couple de la station de contrôle de l'Armada Chilienne installée sur l'ile Picton veille sur nous avec gentillesse et incompétence. Le concours ouvert chaque année pour pourvoir les onze stations de l'archipel de Terre de Feu ne manque jamais de candidats, car le travail d'opérateur radio est facile et paie bien, d'autant mieux que toutes les dépenses du ménage ou presque sont prises en charge par l'Armada pendant les douze mois de service continu. La sélection se fait sur des critères de santé et de solidité psychologique, et Jonatan et Linse ignorent tant de la mer et de la navigation (3), de l'environnement naturel dans lequel ils vont vivre si longtemps et si isolés, de la région et de son histoire, que c'en est surprenant. Moi qui m'attendais à une espèce de gardien de phare à vocation romantique, je suis un peu déçue. Ils sont donc débutants et gentils. Pas au point de partager avec nous leur ration trimestrielle d'eau de dix milles litres, mais ils acceptent bien volontiers de télécharger et imprimer tous les deux jours les pronostics météo détaillés que nous leur demandons, ce qui nous est plus précieux, à ce moment de notre périple, qu'une douche, même chaude.
Il s'agit pour nous de choisir un moment favorable pour quitter ce dernier abri, pousser encore un peu à l'Ouest, puis faire route vers le nord pour nous engager dans le détroit de Lemaire, ce passage entre la pointe de la Terre de Feu et l'ile des Etats, balayé par des courants de marée si puissants qu'ils peuvent dresser de mortelles vagues verticales et déferlantes à certaines heures si le vent s'y oppose. Il faut donc choisir une journée sans vent du nord ni vent du sud car le flot ira tantôt dans un sens tantôt dans l'autre. Nous cherchons une journée de vent d'Ouest suffisamment stable pour nous porter jusqu'au détroit et au-delà. En outre, expliquons-nous au jeune couple, nous devons aussi nous préoccuper du temps prévu les jours suivants en Atlantique, car il ne servirait à rien de passer avec succès le goulet Lemaire pour s'y faire repousser le lendemain par une tempête défavorable. Ils n'ont pas notion de ce que signifie le courant de marée dans le détroit, et, bien qu'il s'agisse d'une information de toute première importance dans cette région, le site internet de l'Armada Chilienne ne fournit pas les horaires, car cette pointe de Terre de Feu se situe en territoire Argentin. Stupides frontières. Qu'importe, nous avons déjà été trompés par les informations « officielles » sur les courants et avons par ailleurs également raté quelques rendez-vous avec la marée par notre propre faute.
Je me souviens par exemple du jour où nous devions prendre ce raccourci au nez et à la barbe des autorités, pour quitter le Détroit de Magellan. Nous avions tout calculé aux petits oignons, choisi notre jour et heure, avancé en slalomant entre les iles et les baleines sans perdre de vue l'horaire de la renverse, tout ça pour nous retrouver au moment crucial à l'opposé de ce que nous visions, c'est-à-dire au début du courant contraire au lieu du début du courant favorable ! Un valeureux effort de Yann nous a permis de franchir l'obstacle en serrant les fesses avant que la porte ne se ferme, juste-juste car le courant maximum dans le paso Shag aurait dépassé les capacités de notre vaillant moteur. Une semaine plus tard, quand il a fallu choisir de passer au sud ou au nord de l'ile du Diable, nous avons à tort fait confiance aux instructions nautique et nous sommes enferrés du mauvais côté, alors que l'observation de l'eau nous hurlait de faire l'autre choix. Deux semaines plus tard, c'était le paso MacKinley qu'il aurait fallu passer à la bonne heure, c'est-à-dire avant l'aube ou très tard le soir. Cette fois-ci, nous avons délibérément choisi la lumière du jour et compté sur un vent coopérant pour affronter la marée contraire, en piétinant quelques heures au ralenti dans la passe. Avec trois nœuds de vitesse sur l'eau moins deux nœuds et demi de courant contraire, on avançait comme sur un tapis roulant en sens inverse, tout doucement.
Le même phénomène de piétinement sur tapis roulant en sens inverse se reproduit, à l'échelle supérieure, avec cinq ou six nœuds de vitesse propre contre quatre à cinq nœuds de courant opposé, au beau milieu du détroit de Lemaire. Pendant six heures. De toute façon il n'était pas possible avec Skol d'approcher et franchir dans la même marée, nous ne sommes pas assez rapides. Nous avons emprunté le terrible détroit en pleine nuit, car il fallait passer et nous dégager amplement avant que s'installe l'épisode de vent du nord prévu pour le lendemain. La nuit noire nous a empêchés de bien voir les vagues et ce n'était peut-être pas plus mal. Le retour dans l'océan Atlantique sous la poussée vigoureuse de la marée redevenue favorable à un excellent moment dans notre trajectoire, a été dûment célébré d'un petit verre de Médoc et d'une inscription au journal de bord. 4h30 du matin, retour en Atlantique ! (4)
Six jours de haute mer nous attendent. Ce retour à la navigation hauturière ne nous débarrasse pas de la question des courants, car depuis le détroit de Lemaire jusqu'à Mar Del Plata, à plus de mille milles au nord, toute la côte Atlantique de l'Argentine est baignée par des marées d'amplitude considérable. Les mouvements de l'eau se font sentir loin au large, par leur effet sur la vitesse et le cap du bateau, et nous savons déjà que l'arrivé à Puerto Deseado devra être minutée selon le flot. Quarante-huit heures avant l'arrivée, nous comprenons même que le minutage devra être sans faille. Un fort à très fort vent de sud nous portera jusqu'à l'embouchure mais pourrait nous entraîner bien au-delà si nous arrivons trop tôt pour entrer dans la rivière. Quelques heures de vent moins violent semblent vouloir coïncider avec une marée montante. Ça serait parfait si nous arrivons à la bonne heure et il fera jour. Une énorme tempête de nord est prévue immédiatement après, nous interdisant l'approche à la marée suivante si nous avons raté notre coup. Et elle soufflera trois jours.
Papa m'observe avec bienveillance, de là-haut. Je n'ai pas écouté, en 2016, sa voix me soufflant de ne pas insister pour entrer dans ce port qui n'en est pas un, avec les conséquences désagréables qui s'en sont suivies. Cette fois-ci je suis toute ouïe à son message d'avertissement. C'est sérieux, il faut mettre à profit les quarante-huit heures de préavis pour maximiser les chances d'arriver au bon moment. Après quelques calculs et hypothèses sur notre vitesse, nous parvenons à une conclusion étrange : il faut ralentir ! Suivent deux jours de travail attentif aux voiles et de calculs rafraîchis toutes les trois heures, à l'opposé du léger relâchement que la haute mer permet habituellement. C'est à cette occasion que nous mettons en œuvre pour la première fois le quatrième ris dans la grand-voile et que nous installons le tourmentin, ce minuscule petit foc de tempête, bien avant que la force du vent ne le justifie. Au prix d'ajustements multiples pour nous adapter au vent tel qu'il est réellement, plus ou moins fort que le pronostic, et à la vitesse réelle de Skol dans la vague, nous nous trouvons à l'approche au moment où, comme prévu, le vent tombe. Il reste deux heures de courant favorable, assez pour nous accompagner jusqu'à l'embouchure de la Ria Deseado. Pour prendre la mesure de la tension qui régnait à bord, il faut savoir que le sommeil avait déserté mes nuits depuis le départ, à cause d'une fuite du système de refroidissement moteur qui menaçait les conditions d'arrivée, puis à cause de la rupture d'une drosse de Barkaï, notre régulateur d'allure, dont la réparation de fortune ne pouvait être garantie à l'épreuve des tempêtes. Jamais je n'ai ressenti, il me semble, autant de soulagement et de fierté à honorer un rendez-vous avec les grandes puissances cosmiques.
Post Scriptum : Nous voici parvenus au point du récit qui correspond au billet « Back to Civilization », lequel laissait planer un mystère sur notre lieu d'atterrissage. Nous avons donc parcouru 1000 milles en 65jours, rejoignant Puerto Deseado (Argentine) depuis notre départ de Puerto Natales (Chili), sans escale portuaire entre les deux. Entretemps, nous avons encore bougé vers le nord mais le retard d'écriture et de publication du blog est presque comblé !
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J'ai été fascinée de découvrir que l'ile Hoste utilisée par Jules Vernes pour accueillir « les naufragés du Jonathan » et l'expérience d'une éphémère société sans Etat existait pour de vrai, avec toutes ses péninsules tarabiscotées
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Pendant la saison estivale, où les visites au Cap Horn et à l'Antarctique se multiplient. Seuls les navires chiliens à capitaine chilien ont le droit de prendre le formidable raccourci du Canal Murray, les autres doivent faire le grand tour.
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Il est bien membre de la marine chilienne, mais avait jusque-là un poste d'informaticien à terre, jamais embarqué. Leur inculture maritime ne les empêche pas déjà, au bout de deux mois et trois passages de voilier, de caresser un rêve de création d'une petite marina à Chiloé, avec le pécule qu'ils auront accumulé si on leur accorde la seconde année sur place. Il s'agira de mieux « exploiter le potentiel du littoral Chilien » selon leurs propres termes, et non pas de faire quelque chose qui leur plairait. Leur vie est un business, comme celle de pas mal de leurs concitoyens. Homo Economicus.
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Deux ans et deux mois après l'entrée dans le détroit de Magellan. Qui imaginait que nous resterions si longtemps dans les canaux ?