Il y a quelques jours, j'ai vécu des moments étranges. Je me trouvais géographiquement dans un des lieux les plus isolés du monde civilisé qu'il me soit arrivé de connaitre et en même temps je me suis sentie, pendant quelques heures, hyper-connectée à ma vie sociale, citadine, « d'avant ». Jamais en trois ans, depuis que j'ai quitté la France, je n'avais pensé de cette manière aux relations que j'entretenais autrefois avec les personnes de mon entourage amical et professionnel. Tout ça à cause d'une soirée bien festive à l'issue de laquelle nous avons constaté, mon chéri et moi, en voulant rejoindre notre maison flottante, que la barque, que nous avions pourtant remontée bien haut sur la plage avant de l'amarrer à une poutre, dandinait paisiblement sur l'eau calme, à une dizaine de mètres du rivage, hors de notre portée. La marée de nuit est plus haute que la marée de jour, dans ces régions du monde, allez savoir pourquoi, mais nous étions sensés le savoir. Cette preuve du relâchement de nos habitudes de marins nous a plutôt amusés. Il était temps qu'on bouge de nouveau ! Justement, il s'agissait de la toute dernière sortie dans les nuits de Castro avant de reprendre la mer vers le sud. Mais quel rapport peut-il bien y avoir entre la marée de nuit à Chiloé un soir de janvier et le remue-ménage de souvenirs qui m'a traversée trois semaines plus tard, aux confins de la Péninsule de Taitao ?
Le fameux soir de fiesta, avant d'entrer dans l'eau jusqu'à mi-cuisse pour m'approcher de la barque et l'attraper du bout des doigts, j'ai retiré en riant mes chaussures et mon pantalon et posé mon sac à dos sur un tronc d'arbre au bord de l'eau. Mais le tronc d'arbre flottait partiellement au lieu d'être, comme je le croyais, posé sur le sable au bord de l'eau et un léger mouvement de vaguelette a fait glisser mon sac. Evidemment du mauvais côté. Ce soir-là, le sac à dos que j'utilisais était un petit sac en toile, non étanche et bien entendu, puisque seul un concours de circonstances acharné pouvais conduire à la catastrophe que j'allais bientôt connaitre, mon iPhone se trouvait dans la petite poche extérieure du sac à dos en toile au moment où celui-ci a glissé du tronc d'arbre dans l'eau. Les quelques secondes qu'il a fallu pour que je réalise ce qui se passait et relève le sac ont suffit pour que l'eau de mer s'infiltre à travers la toile. Constat immédiat, iPhone mouillé. Je ne sais pas pour vous, mais moi c'est la première fois que mon téléphone tombe à l'eau. Il y a quelques mois encore de cela, je crois que j'aurai fait une crise de nerf. Mais là, non. A la grande surprise de mon homme, qui s'attendait à devoir me faire un coup de respiration artificielle, j'ai décidé, sur le champ, de prendre ça cool. La soirée avait été vraiment réussie et on n'allait pas se laisser gâcher l'ambiance par si peu. Je ne sais pas pour vous mais moi, quand je vivais encore en région parisienne avec mes activités professionnelles, j'avais une sorte de besoin viscéral de mon iPhone. Il n'était pas question que je le perde. Je vérifiais dix fois par jour sa présence, là au fond de mon sac ou dans une poche, notamment avant de quitter un lieu et de nouveau dans l'ascenseur ou sur le palier et encore une fois dans la rue avant de monter dans une voiture ou de m'engouffrer dans le métro. Il faut dire qu'il me servait à tant de choses. Comme vous, sans doute. Téléphone, appareil photo, GPS, bloc-notes, agenda, répertoire, service de courrier, service de renseignement à toute heure et un certain nombre d'applications que j'avais triées sur le volet, au fil des mois et années d'utilisation.
La multiplication des fonctionnalités de cet objet, qui a fait son succès commercial, me l'avait rendu absolument indispensable, coup de génie d'Apple. C'est au nom de ce caractère indispensable et aussi parce que je rechignais à changer d'habitudes que j'avais remplacé en 2012 mon iPhone par un iPhone lorsque la batterie du premier a rendu l'âme, scandale de la « jetabilité » délibérée d'objets couteux contenant des terres rares, malgré le fait qu'à cette époque, je ressentais déjà un profond agacement face à l'enfermement auquel Apple contraint ses clients, lequel enfermement, combiné à l'interconnexion ordinateur-iPhone et à une modification constante des versions, crée une invitation pressante et soutenue à consommer plus d'Apple. La coque étanche et le chargeur 12V du premier ne convenaient plus au second et pour continuer à bénéficier de la synchronisation des carnets, applications et agendas, il aurait fallu que je change carrément mon ordinateur qui n'avait pourtant que quelques années d'ancienneté et encore toutes ses dents. Mais le vendeur de chez Orange s'est bien gardé de m'inviter à vérifier au préalable la compatibilité de mes versions OS et iTunes, scandale de la vente irresponsable d'objets couteux et bourrés de terres rares, comme je l'ai déjà dit.
C'est ainsi que j'ai quitté la France en 2014 pour un grand voyage sur l'eau avec un iPhone non muni d'une protection contre les plongeons. Trois ans et 10 000 km plus loin me voilà contemplant l'écran qui clignote et perd parfois toute sa luminosité, suite à un petit bain. Dans les heures qui ont suivi l'incident, j'ai précipitamment extrait de la machine les quelques données précieuses que je ne voulais perdre à aucun prix, code secrets bancaires ou numéro fiscal pour ma déclaration d'impôts. Avant qu'elle ne rende l'âme. Puis je l'ai enfermée dans une boite étanche en compagnie d'une pastille de produit dessicant et je l'ai oubliée quelques temps. Mais mon absence de réaction émotionnelle violente et mon calme m'étonnaient tout de même. Par l'effet de quels changements, cet appendice que j'ai élevé quasiment au rang d'une partie de moi-même à une époque avait-t'il dégringolé au statut de simple objet ordinaire dont la perte n'était pas plus gênante que celle d'une brosse à dents, voire moins, étant donné ma situation dentaire actuelle ? En réfléchissant à cette question j'ai pris conscience que les fonctionnalités multiples qui m'enchainaient à cet écran de poche s'étaient raréfiées dans mon nouveau quotidien qui se déroulait loin de la cité, où la connectivité permanente est possible et par ailleurs, la fin de mes activités professionnelles a vidé de leur utilité un bon nombre des applications et services que j'utilisais. Si mon iPhone ne meurt pas des suites de cette maladie qu'on appelle oxydation, je ne le remplacerai certainement pas par un appareil aussi sophistiqué, même le fairPhone qui figurait encore il y a peu en tête de liste de mes options post-iPhone.
Cela dit, il n'est pas encore mort. Je l'ai rallumé il y a quelques jours, juste pour voir où il en était de sa lutte séchage versus oxydation et il a accepté de me laisser passer en revue le dossier des contacts. Un carnet et un stylo à la main, j'avais l'intention de recopier sur papier les coordonnées encore pertinentes dans ma nouvelle vie. Ce fut une expérience intéressante. Pas toujours agréable, mais riche. Sans doute assez proche de ce qu'une personne qui a été très active professionnellement pourrait vivre en ré-épluchant son répertoire téléphonique quelques années après avoir pris sa retraite. Ca fait remonter des souvenirs et des émotions. Et en ce qui me concerne, j'ai eu l'impression que ça remuait plus de mauvais souvenirs que de bons. Et pourtant, j'ai aimé mon métier, le dernier, celui que j'exerçais les dix dernières années avant de tout plaquer. J'ai aimé cette époque de ma vie pendant laquelle je montais en compétences et en tranquillité, où je discernais de mieux en mieux quels clients et quelles demandes je désirais servir. J'ai aussi beaucoup apprécié les dernières années, où travailler deux ou trois demi-journées par semaine suffisait à mes besoins économiques, déjà en décroissance. En passant en revue toutes les fiches, une après l'autre, j'ai été touchée par des noms évoquant de belles personnes dont je n'aurai plus jamais de nouvelles. Que sont-ils devenus ? D'autres noms ont réveillé en moi un stress, un pincement du ventre, un sentiment de danger. Danger d'être manipulée, risque d'être mise en échec, rejetée, jugée, humiliée. Même si ces résurgences étaient inconfortables, elles m'ont permis de réévaluer à la hausse la sécurité dans laquelle je suis maintenant, paradoxalement. Ma vie d'aujourd'hui comporte de très sérieux risques pour ma santé physique, voire ma vie, car traverser les océans ou affronter la Grand Sud sur un petit bateau à voiles n'est pas exempt de probabilités négatives, mais au moins, comme dit mon fils dans sa grande sagesse, « la nature n'a pas d'intention négative ». Je suis parfois restée en arrêt longuement face à un nom qui ne m'évoquait rien, même en grattant les fonds de tiroir de ma mémoire et régulièrement perplexe à la lecture des fiches de confrères, dont les ambitions fumeuses ne me convainquaient pas, prétentions à mettre au point une méthode pour mieux aider, un protocole plus efficace, alors qu'ils étaient simplement en train d'emballer leurs compétences réelles ou fantasmées sous de beaux noms et en les embellissant pour mieux les vendre. Combien n'en ai-je pas croisé, de cette sorte ! Ici aussi c'est le recul de plusieurs années qui me permet d'y voir plus clair dans les attirances ou mésattirances professionnelles que je ressentais sans toujours comprendre pourquoi. Après cette plongée de plusieurs heures dans mon passé professionnel, je me suis retrouvée avec quelques pages de carnet à peine remplies et quatre-vingt pourcent de mon répertoire supprimé. J'ai le sentiment d'avoir désencombré un peu plus ma vie.
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