Mon regard est tourné vers le sol, mes oreilles attentives aux paroles prononcées. Mon rôle, ici et maintenant, est de traduire ce qui se dit entre deux interlocuteurs qui ne partagent que très peu de vocabulaire commun et qui ont à parler de choses sérieuses, des choses où la précision du propos est essentielle. Je pose les questions qui figurent sur le formulaire. Antécédents de cancer dans la famille, histoire du premier cancer, il y a dix ans. Nombreuses questions sur le rapport à la nourriture et les aventures de digestion. J’ai l’habitude de parler de notre tuyauterie interne, surtout depuis que j’ai eu entre les mains, il y a quelques années, « Le charme discret de l’intestin » , un livre dont je recommande la lecture à tout le monde, tellement il est bien fait et riche en enseignements correctement vulgarisés sur le fonctionnement de notre « second cerveau ». Mais ce n’est pas facile pour tout le monde de mettre des mots sur les vérités triviales de nos turpitudes digestives. Lorsque je sens Jean-Louis hésiter dans ses réponses par pudeur, je lui rappelle que je n’entends pas vraiment ce qu’il dit, que ce n’est pas moi qui l’écoute, que je ne suis qu’un intermédiaire transparent. Et de fait, je ne mémorise rien. Sauf qu’il a du mal à digérer les matières grasses. J’ai retenu ce détail dans la masse des informations échangées parce que je savais que nous allions parler du métabolisme humain, et de la capacité qu’ont les cellules humaines à fabriquer l’énergie dont elles ont besoin pour vivre à partir des graisses, lorsqu’on prive l’organisme des sucres de toute espèces.
C’est une consultation très particulière, entre Meme, une nutritionniste spécialisée dans l’alimentation anti-cancer et Jean-Louis, cancéreux en récidive, dont, à 70 ans, les deux derniers résultats de suivi ont montré une ré-augmentation de l’activité cancéreuse dans le sang. Trois jours auparavant, à la suite d’une série de coïncidences auxquelles le scénariste le plus imaginatif n’aurait pas songé (1), Jean-Louis a fait ici même, à Santa Maria, une ile des Açores, au beau milieu de l’océan atlantique, la connaissance de Mike, mari de Meme, la nutritionniste face à laquelle il se trouve maintenant. Mike tient tête depuis maintenant six ans à un mélanome malin multirécidiviste et réputé incurable. Ceci grâce à la diète que lui a concocté sa femme. Par effet saint-thomas, de la même manière que Mike lui-même n’avait commencé à vraiment croire aux possibilités de guérison par la nourriture que lorsqu’il avait vu sa femme transformée et régénérée après un changement radical de son alimentation (2), Jean-Louis a commencé à croire à quelque chose en voyant Mike « dans une forme étonnante » malgré son bras tout couturé des opérations successives de retrait des boules cancéreuses qui réapparaissaient régulièrement sous la surface de sa peau pendant les premières années de son mélanome. Dès le lendemain de cette première rencontre, la nuit portant conseil, Jean-Louis, le passager clandestin – mais bienvenu - de cette visite à la ferme, a décidé de sauter le pas, de se lancer dans le régime particulier de Mike, la diète cétogène, et de l’appliquer rigoureusement jusqu’ à ses prochains examens, prévus dans quelques mois. Pour voir si ça inverse la tendance. Il n’a « pas envie de refaire le grand cirque hospitalier d’il y a dix ans », dit-il. Il espère que les résultats se verront à sa prochaine prise de sang, en octobre. Il est revenu à la ferme pour une consultation plus approfondie, dont je suis en train de faire la traduction. Parce que je suis là, parce que je suis un peu responsable de cette rencontre, parce que ça m’intéresse et parce que je suis capable de le faire et que Meme et Jean-Louis ont besoin de cette aide.
Autant je m’interdis de mémoriser les informations personnelles du patient, autant je grave dans mon cerveau les propos de Meme, ses explications, ses analogies pédagogiques, ses gestes illustratifs. Comme s’ils étaient de toute première importance pour moi. Ce qu’ils sont. J’ai déjà évoqué ma terreur du cancer, ce qui a participé largement à ma démarche de jeûne . Et ici, j’entends des choses qui résonnent avec ce que j’ai déjà appris depuis cinq ans à propos du jeûne en le pratiquant régulièrement moi-même. La voilà qui parle des mitochondries et de leur capacité à alimenter la cellule en énergie de deux manières différentes : soit à partir du glucose, qui vient des sucres rapides et lents de notre alimentation, soit à partir des matières grasses, lorsqu’il n’y a pas assez de sucres disponibles. Je connais déjà ça, moi. Quand j’arrête de manger, au bout de deux ou trois jours, mon corps commence à puiser les matières grasses dont il a besoin dans mes stocks personnels de rondeurs corporelles. Mais Jean-Louis est déjà très mince, il a peu de réserves de graisse. C’est pour ça que j’étais attentive, tout à l’heure, à sa difficulté à digérer les matières grasses. S’il ne les digère pas, me demandé-je, comment son corps de débrouillera-t’il quand il suivra la stratégie sans sucres destinées à affamer son cancer ? Jean-Louis se pose peut-être déjà la même question. Il écoute avec attention, une attention que seuls peuvent avoir, sans doute, ceux qui sont face à une menace vitale. (3) Par le truchement de ma traduction pas à pas, Meme lui révèle que les cellules cancéreuses ne disposent pas de cette capacité à produire l’énergie à partir des matières grasses. Les priver de leur source d’énergie est la principale stratégie pour s’en débarrasser. Il y en a d’autres, mais celle-ci est la première et la plus importante à mettre en œuvre. Plus efficace que la chimiothérapie, qui, elle, non seulement va porter sa toxicité dans maintes cellules saines en plus des cellules cancéreuses mais aussi risque de favoriser le développement de résistances et de stratégies de contournement du traitement par le cancer lui-même « un animal diaboliquement intelligent ». Je traduits encore : « la cellule cancéreuse, qui n’a pas de mitochondrie en état de fonctionnement, ne dispose que d’un processus dégradé et très inefficace pour produire l’énergie de sa propre survie à partir du glucose : le processus lié à la division cellulaire qui a rendement très faible». En même temps que je traduits cette phrase et les suivantes, plus détaillées, mon cerveau bouillonne et mon cœur palpite. Cette explication éclaire à la fois la voracité du cancer en sucres, sa soif de multiplication et l’épuisement de sa victime ! La multiplication est la condition de survie du « crabe » et elle nécessite beaucoup de glucose ! Couper le glucose tue littéralement le cancer, c’est même en réalité la seule manière de véritablement le tuer, car les autres techniques, chirurgie, rayons, chimio, sont toujours susceptibles de laisser statistiquement échapper quelques cellules qui reprendront leur croissance néfaste tôt ou tard. Ici ou ailleurs. Dès lors qu’il restera dans le corps assez de sucres pour les nourrir.
Quelques jours plus tard, lorsque je m’attaquerai à la tâche de traduction écrite des différents documents que Meme me transmettra à l’intention de Jean-Louis, j’aurai des moments douloureux. Submergée par toutes ces instructions, car la diète cétogène change beaucoup de choses dans la manière de s’alimenter et s’accompagne de prescription diverses, compléments alimentaires naturels, protocole de purge de la vésicule biliaire, décontamination de l’environnement, etc... Assaillie par les réminiscences des affres de fin de vie de mes deux parents, tous deux partis sous chimio ou presque. Accablée, enfin, de mon impuissance à transmettre à des personnes qui me sont infiniment chères ma confiance dans cette approche. Impuissante à les aider, coupable de trop insister ou de ne pas assez les bousculer ? Cette incursion au cœur de la consultation me bouleverse aussi très positivement, en me rapprochant du savoir, en nourrissant mes aspirations à une santé plus naturelle, moins médicamenteuse, c’est-à-dire moins dépendante des grands enjeux économiques de l’industrie du médicament. Elle représente aussi une petite perle sur le chemin des échanges non monétaires, car, sur ma suggestion, Jean-Louis paiera sa consultation en travail au potager, et je trouve ici une place dans un réseau d’entraide qui se tisse.
- Parce que son propre bateau, Seagull, avait une voie d’eau suintante, Jean-Louis l’a laissé aux Canaries et a embarqué sur un autre bateau, La Curieuse, en partance pour les Açores. La Curieuse allait des Canaries aux Açores avec l’espoir de rencontrer Skol, dont elle suivait les aventures bloguesques depuis plusieurs années. Skol était à Santa Maria, escale entre le Brésil et la France, pour passer du temps avec Meme et Mike dont nous suivions les débuts en permaculture depuis trois ans. C’est ainsi que Jean-Louis s’est retrouvé faire partie de la petite visite à la ferme de Meme et Mike que nous avons concocté pour l’équipage de La Curieuse, visite au cours de laquelle il a rencontré non seulement un couple d’anciens navigateurs récemment reconvertis à la permaculture mais aussi, dans les mêmes personnages, une nutritionniste spécialisée dans l’alimentation anti-cancer et son premier patient, son époux. Nous-mêmes avions rencontrés ces deux-là il y a cinq ans, dans le port de Lorient, quelques semaines avant notre grand départ en voyage. Ils y étaient en escale pour cause de mauvais temps. Les hasards des rencontres sont un mystère sans fin.
- L’histoire de cette femme elle-même est une aventure, mais précisions juste que la diète qu’elle s’était appliquée à elle-même pour réparer une santé très menacée (allergies multiples, arthrose paralysante, maladie cœliaque) est la diète GAPS (Gut And Psychology Syndrom), dont l’objectif est la guérison d’un système digestif endommagé par la malbouffe ou d’autres contaminations, lorsqu’il est endommagé au point de provoquer des maladies graves. C'est ainsi qu'elle est devenue nutritionniste.
- Meme aussi a noté cette information et informé Jean-Louis qu’elle lui indiquera une méthode désagréable mais ni compliquée ni douloureuse pour résoudre ce problème de digestion des graisses par un simple décrassage de la vésicule biliaire.
Difficile de garder les yeux secs.
bravo pour la justesse du ton, empreint d'une grande pudeur tout en appelant un chat un chat, et un crabe un crabe.
merci
Rédigé par : Yves | 05/07/2019 à 11:51
@ Yves:
je trouve extraordinaire cet enchainement des choses qui a fait que nous nous sommes rencontrés dans de telles circonstances.
Prends soin de ta santé toi aussi.
Rédigé par : isabelle | 16/07/2019 à 00:24
bonjour Isabelle, j'avais laisser tomber la lecture de ton blog par frustration, sachant que ce grand voyage n'aboutirait pas pour moi. et pourtant, parallèlement, je me suis moi aussi beaucoup intéressée à la diète cétogène, et les 2 posts sur Meme et Mike me donnent très envie de les connaitre. J'espère qu'en France, ce genre d'endroit va se développer.
Bon retour à vous, j'espère suivre vos nouvelles aventures terriennes si j'ai bien saisi. Bizzz Patricia
Rédigé par : patricia | 23/08/2019 à 10:35
@ Patricia : je ne savais pas que tu avais renoncé à ton projet de grand voyage. Je comprend ta frustration, alors.
Courage !
Rédigé par : isabelle | 29/08/2019 à 18:36