Il faut bien en convenir, le moment de me sédentariser n’est pas encore venu. Je sens comment mes tripes se crispent à l’approche de tout engagement, comme si je risquais de me tromper de nouveau, de me mettre moi-même de nouveau dans une situation dont il sera difficile de sortir si ça se passe mal. Un seul être cher vous trahi, et le rapport au monde, à la confiance en est transformé durablement, sinon définitivement. Les engagements vers lesquels je me dirige étant, notamment, des engagements de vie en Ecohameau, la prudence s’impose. Je vois très bien comment l’attachement à mon projet agricole pourrait, si je n’y prend garde, m’exposer au risque de devoir payer un prix exorbitant pour m’extraire d’une relation qui aurait mal tourné. On ne m’y reprendra pas.
Acceptant la situation de mes affects telle qu’elle se présente actuellement, je prolonge ma phase transitoire de nomade terrestre, avec un bout de vie en Bretagne, un autre bout en pays Limousin et quelques bribes plus fugaces en région Parisienne. La relative aisance avec laquelle je vis cet état de non-domicile fixe me renvoie à l’ensemble de mon histoire de vie, dans laquelle, finalement le nomadisme, le changement, a toujours été présent sous des formes multiples (1).
Même avant de partir voyager plusieurs années de suite, j’avais déjà beaucoup bougé géographiquement. Pendant mon enfance, chaque période de grandes vacances était synonyme de départ en voyage, en bateau bien sûr, pour culminer en un Grand Voyage de onze mois, quand j’avais douze ans. Il me reste de cette époque comme une impression que la « vraie vie », c’est quand on bouge. Après ma majorité, le baccalauréat en poche, j’ai quitté La Rochelle pour Strasbourg, puis Lille, Amiens, Compiègne, Orsay. Puis j'ai acheté un bateau. Alors, et c’est frappant pour moi de relire les choses ainsi, j’ai en quelques sortes recommencé un cycle semblable à celui de mon enfance, en plus ample : des aventures pendant quelques temps, entre des parenthèses de travail citadin, pour culminer avec un Grand Voyage de cinq années.
Mais la mobilité géographique n’est qu’une des formes de mouvement qui ont structuré ma vie. J’ai aussi beaucoup évolué professionnellement, non pas au sens évident d’une « évolution de carrière », qui se fait généralement dans un seul domaine mais au contraire avec de nombreux pas de côté et changements de direction, entre l’élève ingénieure que j’ai été et l’apprentie agricultrice que je suis aujourd’hui. Mécanique-plasturgie, Qualité, Production, Ingénierie, Logistique, Accompagnement du changement, Socio-anthropologie, la mobilité professionnelle a jalonné mon parcours de vie, souvent associée à des voyages fréquents, en France ou à l'étranger. Dans ce plus ou moins droit fil, en choisissant désormais l’agriculture, je suis engagée dans un nouveau voyage au long cours, qui sera sans aucun doute émaillé de méandres lui aussi, car cette activité humaine essentielle est à l’aube de nouvelles grandes transformations.
Enfin, il y a encore une mobilité dans laquelle je me sens cheminer, la mobilité sociale. Là non plus, il ne s’agit pas de la conventionnelle « ascension sociale » qui semble toujours désignée par l’expression « mobilité sociale » mais d’une autre forme de migration, de translation. Je me sens de moins en moins appartenir à la classe des éduqué-es-prospères-croissantistes-et-néanmoins-aliéné-es-au-capitalisme d’où je viens, sans l’ombre d’un doute, et je suis inspirée par la classe des alternatif-ves-anarchistes-autoproducteurices-et-neanmoins-connecté-es vers laquelle je me dirige, pas à pas. Encore un chemin sinueux et ramifié.
Pablo Servigne évoquait dans une récente interview l’idée que l’humanité est sans doute partie pour un siècle de « tempêtes », et il me semble que, pour traverser cela, un dosage équilibré d’ancrage et de mobilité serait avisé. Ancrage dans un ou des terroir-s, un ou plusieurs collectifs et des pratiques connectées au vivant. Mobilité dans les relations, les échanges et les pratiques elles-mêmes, en adaptation constante. Sans intention particulière, sauf les trois dernières années, mon histoire de vie m’a relativement bien préparée à cela.
- Merci à Isabelle Alesina, jeune étudiante-chercheuse, dont l’écoute tranquille a permis l’émergence de ce regard nouveau sur ma propre vie.
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