La dimension politique de l'agriculture sous couvert a émergé une nouvelle fois pendant nos discussions dans la grange. Sans doute devrais-je préalablement expliquer en quoi consiste cette « agriculture naturelle » mais je n’ai pas eu le temps, nos semaines sont si remplies d’apprentissages, d’échanges, d’expérimentations. Alors j’ai juste envie de poser ici, maintenant, ma prise de conscience de la semaine, survenue dans le travail minutieux, fastidieux et particulièrement pénible que requiert ici la culture des carottes, dont la sensibilité à la germination et l’intolérance au repiquage rendent complexe sa culture sous couvert. Le temps et le soin que nous avons apporté à ce semis très particulier m’a conduite successivement 1° - à traiter Yann de doux dingue fanatique des carottes, 2° - à décider fugacement de ne jamais faire pousser de carottes moi-même sous couvert tant qu’un meilleur parcours technique ne serait pas mis au point et de là 3° - réaliser que je touchais une nouvelle limite de ce merveilleux projet. Et à l’accepter, fondamentalement. C’est ainsi. Quand on fait des choix on en rencontre les limites et il n’y a pas de choix parfait dans un univers complexe.
Et puis l’ingénieur en moi a pris le dessus pour entamer la première esquisse d’une petite machine qui soulagerait la tâche et j’ai commencé à plaisanter pendant que nous savourions le café de la pause de mi-matinée, en la décrivant à grand renfort de gestes et détails concrets, creusant les aspects techniques au fur et à mesure que les objections émergeaient sur la faisabilité.
Pendant ce temps le mot « machine » que j’avais utilisé cheminait dans la tête de Yann et soulevait un tout autre registre d’objections. Les machines coûtent cher et de ce fait aliènent l’agriculteur en l’obligeant à augmenter sa production pour amortir l’investissement, et de ce fait encouragent le recours à la main d’œuvre rémunérée, donc le salariat, donc les rapports de pouvoir, ce qui est à l’opposé de l’esprit ce cette agriculture de la non-domination. Tout ce que nous faisons est politique, y compris la « solutionite » des ingénieurs que je connais bien pour en ressentir régulièrement les pulsions. Quelques tractations plus tard nous parvenions à un accord sur un projet d’engin très limité, plus comparable, dans sa puissance et son maniement, à une tondeuse qu’à un semoir à semis direct multi-rangs.
Pendant ce temps, le mot « machine » cheminait dans la tête de Djoulia, jeune anthropologue en observation participante. Elle pointait quand à elle un autre effet du recours aux engins. La perte d’une forme de contact avec le sol, les végétaux, la situation, qui survient dès qu’on interpose un outil et de la puissance non musculaire. Il est vrai que le travail à la main et à genoux, tout le long du trait de coupe qu’on taille dans le couvert végétal, puis qu’on écarte et désherbe avant le semis, est l’occasion d’observer et de ressentir l’état de la parcelle, l’élasticité et l’humidité du sol, la densité du couvert et de la rhizosphère superficielle et la vie animale minuscule, à infiniment plus d’endroits qu’on ne le ferait par un examen purement dédié à l’évaluation (1). Une telle densité d’observation n’est peut-être pas indispensable mais la question mérite d’être posée, surtout dans les premières années d’installation de ce mode de culture, car la vie du sol évolue chaque année et conditionne tout le reste.
Des carottes politiques et philosophiques ?
- Comme dix point d’observation par mètre-carré ou bien cinq par parcelle, un rapport de un à mille.
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