La petite caravane vibre par a-coups. Mon corps et mon esprit se mettent en éveil, cherchant compulsivement à faire un check-up sécurité, avant de réaliser que je ne suis pas sur mon bateau. Il fait un vent rafaleux ce soir. Et mon instinct d’anticiper une dégradation des conditions s’est activé, encore une fois. Prête instantanément à intervenir ou à bouger. Pourtant, je suis revenue sur terre depuis presque quatre ans.
Pour une fois je choisis de laisser flotter mon attention sur ce phénomène de vigilance, et il me dit quelque chose de familier et nouveau à la fois. Je le reconnais pour l’avoir vécu d’innombrables fois pendant les années de voyage et je le reconnais d’une autre manière. Plus récemment j’ai ressenti ça sans m’en rendre vraiment compte, ou sans faire le lien. En écoutant des nouvelles radiophoniques, égrenant nouvelles navrantes de la biosphère et décision hors-sol de notre gouvernement. En lisant un rapport de la ligue des droits de l’homme décortiquant une dérive fascisante. En percevant le changement de ton d’un père qui perd le contrôle. En consultant la météo.
Les marins avisés assurent leur sécurité et celle de leur équipage en s’appuyant sur trois éléments, dans l’ordre. D’abord la capacité à prendre de bonnes décisions. Ensuite la compétence pour exécuter les manœuvres. Seulement en dernier recours, la solidité et la fiabilité de l’équipement. L’ordre de priorité traduit juste une vérité : un bon équipement matériel ne rattrapera pas une mauvaise décision ou une manœuvre mal exécutée. Les bonnes décisions consistent souvent à repousser, par une manœuvre adéquate, le moment ou on va dépendre du matériel, à éviter de pousser le matériel à ses limites. Est-ce qu’il existe un équivalent terrien au tryptique « décision – manœuvre – équipement » . Suis-je capable de prendre de bonne décisions dans un monde qui bascule vers l’inconnu? Les compétences que je m’astreins à conquérir, visent-elles à remplacer mes compétences de marin qui ne sont plus utiles à ma survie physique ? Le peuvent-elles seulement ? Est-ce qu’on remplace un savoir ancien et ancré par des savoirs frais, acquis à la va-vite ?
Il faut bien se préparer à une dégradation de quelque chose, non ? Les conditions même de la vie humaine sur terre sont érodées et s’érodent encore plus chaque année. Pablo Servigne disait, lors d’une interview, avec son petit sourire déroutant :
Ce qui nous attend, c’est un siècle de tempêtes.
En vérité, nous sommes déjà dans ce siècle-là. Déjà secoués par les premières rafales, comme la série des confinement, vaccination et pass sanitaire que tous les pays du monde ont infligés à leurs populations.
Sur quels navires, traverser ces tempêtes ? En compagnie de quels équipages ? En prenant quel cap ?
Une amie chère à qui je partageais mes inquiétudes refusait, elle, de s’inquiéter par avance.
La vie pourvoira.
J’envie sa sérénité, mais j’en suis incapable. Qui a raison ? Où sont la sagesse et la folie dans ces deux attitudes diamétralement opposées ?
Mais au fond, sont-elles si opposées ?
Le monde alternatif dans lequel je fais ma vie n'est-il pas justement le milieu dans lequel chacun, chacune, tente de faire en sorte que la vie continue à pourvoir, même à travers les tempêtes à venir ?
Crédit Photo : Ariel Waksman. J'ai choisi cette image de nos archives communes en mémoire des premiers marins ayant abordé le si mal-nommé océan Pacifique.
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