Le vent et la pluie sont encore là ce matin mais ma caravane ne bougeait pas sous les rafales et je n’ai pas eu besoin d’enfiler mes bottes pour aller prendre mon petit déjeuner. J’ai même pu sortir de ma chambre en pyjama, chose que je ne fais pas quand je suis susceptible de croiser en cuisine des personnes qui ne seraient pas de ma famille. La caravane est garée au bout du parking, à coté de mon van, j'habite pour quelques semaines dans un petit logement de location. Je dispose d’une douche à laquelle je peux accéder à toute heure, d’une cuisine dans laquelle personne ne me dictera les règles d’hygiène. La température varie seulement entre 16 et 19 degrés. Aussi loin que je remonte dans le temps, je ne crois pas avoir déjà eu la jouissance privative de cinquante cinq mêtre-carrés. Diantre ! Le réembourgeoisement me guette.
Cette pause privative m’est nécessaire et ce choix, qui me semblait inconcevable encore il y a quelques mois, me semble aujourd’hui sensé. Il s’agit de prendre le temps de penser la situation, de composter la dernière aventure collective – et de vérifier que la précédente est digérée – de déblayer ce qui pourrait encombrer la suivante, ou les suivantes et d’affiner ce que j’attends de ce mode de vie et ce que je compte y apporter. Car je n’ai pas renoncé à l’aventure collective rustique. J’aime croiser tous les jours des personnes avec lesquelles j’ai choisi de faire équipe, j’aime imaginer et réaliser des opérations impossibles à effectuer seule, j’aime partager l’usage d’équipements qu’il me semble abusif de posséder privativement, j’aime mutualiser des tâches de subsistance quotidienne, et je n’aime pas … faire caca dans de l’eau potable.
Mes dernières semaines de 2023 ont été occupées à finir de quitter Brangoulo. Finir les récoltes, déménager mon stock de semences, mes outils et ma pépinière, sortir du sol une partie des arbres plantés en deux ans, transférer un échantillon des vivaces que j’avais multipliées et en dernier, sortir ma caravane de sa petite clairière. Voilà, c’est fait. Autant mon départ de Rangarnaud, début 2023 a été ultra rapide, trop à mon goût, autant j’ai réussi à faire les choses à mon rythme cette fois-ci. Le juste dosage entre respecter son rythme propre et agacer ceux qui restent en prenant « trop » son temps est délicat à trouver, et la dimension agricole, je me rends compte, est un facteur important dans cette réflexion. A Rangarnaud je n’avais rien anticipé et j’ai perdu mes blés et quelques autres récoltes. A Brangoulo, mon incapacité à planifier les semis d’automne a signalé à ma conscience que j’allais probablement partir, et quelques semaines plus tard, quand la décision s’est cristallisée, j’ai envisagé mon départ comme un acte postérieur aux dernières récoltes de mes expériences agricoles en cours (1).
Me voilà donc au calme. Je mets de l’ordre dans mes semences pour préparer la saison suivante, en réduisant mes ambitions expérimentales pour les adapter à la nouvelle situation (2). Et mon cerveau bouillonne de réflexions à propos du passé et de l’avenir, à propos des collectifs et de ma place et mes aspirations dans tout ça. Ben oui, je m’apprête à entrer de nouveau dans deux collectifs distincts et il s’agirait tout de même de prendre le temps d’un recul sur tout ça.
Les réactions des personnes de mon entourage sont intéressantes. Certaines osent enfin dire qu’elles n’y croyaient pas, tantôt s’agissant seulement de Brangoulo, tantôt s’agissant de la vie collective en général. Le terme d’utopie revient régulièrement. C’est vrai qu’il y a une part d’utopie dans ces projets.
Je me suis plongée le premier jour de l’année dans la lecture d’un mémoire de mastère sur les « sociétés alternatives » dont la première partie récapitule deux cents ans de tentatives fouriéristes, anarchistes, hippies et socialisme utopique. J’ai aussi beaucoup glané d’histoires de succès et d’insuccès de collectifs pendant les trois dernière années au hasard de mes déplacements, de mes rencontres ou de mes lectures. Aïe aïe aïe. Rares sont les expériences alternatives qui ont dépassé les dix année de durée. Nombreuses sont celles qui se sont fracassée sur la réalité matérielle agricole et / ou sur les difficultés de gouvernance. Ce qui fait qu’au final moi aussi j’ai des questions. Est-ce que ça peut marcher ? Est-ce possible que des individus biberonnés au consumérisme, au confort et à la délégation de pouvoir parviennent à s’entendre pour s’autogérer sans trop s’entre-blesser ? Est-il possible que des ex-citadin-es parviennent réellement à embrasser la vie physique de la subsistance ? Peut-on réellement associer dans un même groupe des ex-et-encore-bourgeois-es et des personnes ayant toujours fonctionné en économie de basse intensité ? Quelle amplitude d’écarts culturels sera soluble dans l’intention ? Quelles intentions résisteront à l’épreuve des faits ? Et quand bien même les multiples expériences des deux derniers siècles n’auraient pas duré dans le temps, peut-on parler d’échec ? N’ont elle pas contribué à explorer les possibles, fournit des éléments de confrontation de la théorie à la pratique ? N’ont elles pas débroussaillé des chemins et posé des repères qui nous aident à avancer ?
Les collectifs actuels sont peut-être encore simplement en train d’ouvrir des voies, d’explorer de tester, pour que les générations suivantes soient encore mieux informées.
Au début des ces aventures, on ne se connaît pas les un-es les autres. On part avec des niveaux variables de culture du travail sur soi et de culture de la gouvernance partagée. Il y a nécessairement une courbe d’apprentissage à grimper, c’est inévitable, avant d’atteindre, si on l’atteint un jour, un niveau de fonctionnement satisfaisant pour toustes, dans sa fluidité et sa solidité. Pendant cet apprentissage, beaucoup de maladresses et de faux pas seront commis qui vont fatiguer, faire douter, et peut-être entamer la confiance. Il me semble qu’une équation importante à résoudre dans les collectifs c’est celle là : étant donnée la situation de départ et l’intention visée, comment s’équilibreront les chemins respectifs de la montée en compétence partagée et de la fatigue collective ?
Au début de ces aventures, il y a en plus un grand mystère, une énorme inconnue : Nos intentions et aspirations sont-elles compatibles entre elles ? Spoiler pour les primo-aventurièr-es : beaucoup de discours, chartes, intentions affichées des collectifs ne sont pas incarnés dans les faits. La plupart du temps il ne s’agit pas de tromperie mais de méconnaissances, d’illusions, de naïveté, de malentendu sur les concepts ou simplement de manque d’expérience, qui fait qu’on n’a pas conscience de ce qui nous agit nous-mêmes profondément. Dans la mesure où nous n’en savons pas toujours la vérité nous mêmes en ce qui nous concerne, comment (com)prendre ce que les autres disent des leurs ?
L’élucidation des intentions profondes de chacun et chacune se fait en même temps qu’on avance concrètement dans la matérialité du projet et dans sa gouvernance. C’est même à travers faire ensemble et décider ensemble qu’on se révèle petit à petit les un-es aux autres et à nous-mêmes.
C’est un challenge énorme, quand on songe au fait que la plupart du temps, les personnes engagées dans le projet sont également en plein changement de leur vie, parfois dans un territoire qu’elles ne connaissent pas encore bien, se mettent en déséquilibre économique, voire en prise de risque, et qu’en outre l’environnement social n’est pas très soutenant (3) . Alors comment espérer que ça marche ? Sinon avec un peu d’utopie à l’âme ?
J’en suis là de mes réflexions. En interrogation sur ce que je pense des chances de réussite de mes prochaines aventures. En redéfinition même de la notion de réussite. Ma fille m’interrogeait ces derniers jours sur mon manque apparent d’enthousiasme, mais il me semble que c’est plutôt une forme de lucidité qui m’habite.(4) On n’est pas certain-es que ça va fonctionner entre nous au point de s’engager à vivre aux cotés les un-es des autres pour le long terme, même à temps partiel. On a tout à fait envie de faire l’essai cette année, mais on sait, toustes, d’expérience vécue, que la greffe est une opération qui comporte une part d’aléa, une incertitude.
Ça serait quoi , pour moi, « réussir » mes prochaines aventures collectives ? L’inclusion en résidence principale n’est plus à mes yeux un objectif en soi. C’est une possibilité, mais pas une nécessité. Je suis encore très à l’aise avec l’idée de continuer à bouger , même si la fréquence et la portée de mes déplacements continuera à diminuer. Bouger c’est aussi respirer, voir autre chose, se souvenir qu’autre chose existe. Du plus confortable d’un coté, du plus radical ailleurs. Du plus agricole ici et du plus intellectuel là. Du mixte à l’ouest et du non-mixte à l’est. Du centrage familial près de la mer et de la lutte dans les terres.
Alors réussir ça serait quoi ? D’abord ne pas me faire du mal. Ne faire du mal à personne d’autre. Déjà deux belles utopies, non ? Passer des contrats clairs pour tout ce que je sèmerai et planterai cette année (5). Rester à l’écoute de mes ressentis et notamment de tout épisode ou je me sentirai « sidérée ». Y aller molo dans la clarification des objectifs et intentions, accepter qu’on a le temps, accepter que ça ne peut pas se faire sans respect du rythme de chacun chacune. Réaliser des choses en collectif : chantiers, plantations, expérimentations en gouvernance, etc …. M’autoriser le soucis de la beauté au sens ou je l’entends, c’est à dire la beauté organique, les matériaux naturels et les formes douces. Voilà, je souris. Je rêve, ces perspectives m’enchantent d’avance, mais mais ce rêve est réalisable, non ? A suivre….
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De la même manière le maraîcher de Brangoulo, qui a annoncé également son départ, conçoit logiquement de terminer la saison de récolte et vente des légumes d’hiver mais ne prévoit pas de lancer le plan de culture de l’année suivante.
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J’aurai peut-être du sol à cultiver cette année mais pas un sol restauré par les couverts végétaux.
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Souvent des membres de nos familles s’inquiètent pour nous, des voisins se méfient, des collectivités territoriales redoutent les vagues de ce changement-là, alors même que le projet a besoin, surtout au début, d’énormément de soutien, d’encouragements et d’aide concrète.
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Que les personnes concernées, si elles me lisent un jour, n’en prennent pas ombrage.
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Soit c’est financé, soit c’est récupérable, soit c’est cadeau, soit c’est moit-moit’, mais en tout cas c’est clair.
Coucou Isabelle, très longtemps que je n'étais pas passée! il s'en passe des choses pendant que je bosse de mon côté!
je vais accueillir 2 personnes sur le terrain en plus de mes fils et moi, 2 femmes. Pour le moment, rien n'est écrit. Je suis peut-être naïve comme disent mes enfants mais vu que nous sommes peu nombreux, je voudrai faire confiance à notre intelligence… Si besoin, nous rédigerons un cadre mais ensemble. Wait and see. Donne des nouvelles. Bizz Patricia
Rédigé par : patricia | 04/07/2024 à 13:27
Hello Patricia, chouette cet accueil !
Je comprend bien cette envie de voir comment les choses prennent forme, surtout en faible effectif. Les deux femmes qui arrivent forment un foyer unique ou deux foyers distincts ? Et quel âge ont tes fils, je ne me souviens plus ? Mais ça fait potentiellement cinq points de vue différents sur chaque question, c'est déjà de la diversité intéressante.
Chaque collectif trouve son propre équilibre, entre formel et informel... je suis curieuse de voir comment ça va se mettre ne place chez toi ! des bises !
Rédigé par : isabelle | 04/07/2024 à 14:17