A quand remonte cette histoire de transition dans ma vie ? L'idée ne m'est pas venue brusquement comme une mode parce que les media en parlaient ou comme une prise de conscience subite. Ce n'est pas comme ça que ça se passe, il me semble. Le projet a cheminé laborieusement le long de mes tranches de vie et à travers les couches résistantes de mon conditionnement d'occidentale prospère. Il m'a peut-être accompagnée et inspirée de manière silencieuse, souterraine, ténue, discrète avant que je sois capable de le nommer et de le regarder en tant que phénomène présent dans ma propre vie. Bien avant que je sois capable d'en parler.
Le point de bascule, le moment charnière, pourrait être mon divorce. C'était une déviation du programme bourgeois convenable, un changement de trajectoire auquel je ne m'attendais pas, mais dans la foulée duquel j'ai fait quelques choix de vie significatifs. Tant qu'à sortir des rails, autant s'accorder quelques libertés. Notamment renoncer définitivement à la télévision et acheter une voiture GPL. Voilà dix-huit ans maintenant. Je n'ai jamais plus possédé de téléviseur et je n'ai jamais plus acheté de véhicule automobile. Ce n'étaient pas que des symboles, c'étaient de vrais changements. Certes ils n'ont pas révolutionné ma vie d'un coup. J'ai continué quelques années encore à « consommer » en achetant des choses dont je n'avais pas besoin et à « accumuler », en gagnant plus d'argent que ce dont j'avais besoin, même en achetant des choses dont je n'avais pas besoin.
Paradoxalement, c'est aussi plus ou moins à cette époque que l'avion s'est installé dans ma vie professionnelle à haute dose. Au moment où je tentais de réduire ma pollution atmosphérique automobile, j'explosais mon bilan carbone professionnel sans me poser de question, grisée par les responsabilités internationales qui m'étaient confiées. Un jour tout de même je me suis fâchée avec ce système-là, le système qui vous paie cher et qui vous malmène pour que vous fassiez gagner encore plus d'argent à des gens déjà prospères. J'ai commencé par poser une question gênante aux dirigeants de mon entreprise, qui l'ont esquivée, me laissant perplexe. Quelques temps plus tard, j'ai lâché la course aux responsabilités en déposant une demande officielle de réduction de temps de travail. L'avion est alors ressorti de ma vie professionnelle et a repris tout seul sa place de mode de déplacement exceptionnel, réservé aux grands projets.
Si je me souviens bien, j'ai seulement alors commencé à parler de décroissance, puisque, en demandant à ne travailler que quatre jours par semaine, je renonçais à vingt pourcent de mon salaire. Décroissance, façon de parler. Peut-on parler de décroissance quand on reste autant liée au système capitaliste que je l'étais encore pendant ces année-là? En tout cas, j'étais sincère, je tentais vraiment quelque chose, en l'occurrence sortir de la logique « travailler plus pour gagner plus » que le candidat Sarkozy n'avait pas encore lancé sur le marché des slogans mensonger. J'expérimentais pour la première fois « travailler moins pour vivre mieux », avant même que la ministre Aubry ne porte à la discussion un beau projet qui fut ensuite dévoyé.
Je pourrais dérouler ma vie à partir de ce point d'inflexion et repérer les changements successifs de mon mode de vie. Ça serait peut-être une erreur, ou une illusion, car les choses ne sont pas si linéaires et progressives que cet exercice pourrait laisser croire. Mais je peux aussi remonter le temps dans l'autre sens et repérer des germes bien antérieurs. Les confitures de maman et le mini-jardin potager de mon enfance. Le panneau solaire préhistorique qui produisait l'eau chaude de la famille, parfois en quantité insuffisante, mais dont nous étions si fiers. La vie avec peu d'espace, peu d'énergie, peu d'eau mais beaucoup de libertés et de découvertes que ma famille a menée pendant le « grand voyage familial en voilier » de mon adolescence. La logique « ni sécu, ni assedic, ni crédit » que mon père avait choisie, me montrant ainsi une possibilité de rapport aux aléas de la vie dont je m'inspire actuellement.
Ainsi me voilà tentant de recomposer ma propre histoire, de rassembler des morceaux sans lien évident entre eux pour leur inventer une cohérence, comme si j'avais besoin de me justifier d'avoir tant tardé. Ou plus simplement comme si j'avais besoin de m'en expliquer. Aux yeux de qui ? Dans ce grand mouvement de l'histoire de l'humanité qui hésite, qui doute de plus en plus, j'ai l'impression de faire partie d'une génération charnière, qui sera vue plus tard comme celle qui a amorcé le renoncement au dogme de la croissance. Ou peut-être est-ce mon envie qui me fait croire ça. Je ne fais qu'embarquer dans une aventure dont d'autres avant moi ont clamé la nécessité pendant que d'autres encore en montraient la faisabilité. J'aimerai toutefois être un témoin de cette époque et de cette transformation. Voilà, sans doute le propos de ce blog : témoigner des questionnements, des errements, des cogitations d'une femme qui avait assez de « capital économique et social » pour ne pas se poser trop de questions dans la vie, et qui a choisi de s'en poser.
Je me permets d'apporter mon témoignage sur le sujet. Maintenant retraité, j'étais cadre dans une grande banque en Belgique, la tête dans le guidon depuis des dizaines d'années j'ai choisi de réduire mes prestations de moitié à 55 ans. Salaire diminué sensiblement évidemment. En congé une semaine sur deux : idéal pour pouvoir naviguer 26 semaines dans l'année ;). Avec du recul, je regrette de ne pas avoir pris cette (difficile) décision plus tôt.
Anecdote : la plupart de mes collègues, à l'annonce de ma décision, me demandaient combien j'allais perdre (d'argent) . Aucun ne me demandait combien j'allais gagner (de temps disponible et pour quoi faire)
Yves
Rédigé par : Yves | 07/08/2017 à 03:29
Nous avons rencontré à Chiloé un ex-citadin qui raconte une histoire un peu semblable. Il a quitté Santiago du Chili et le fonctionnariat pour la vie plus paisible et le statut de free lance (photographe). Ses amis santiaguinos lui demandent ce qu'il a perdu en revenus mais pas ce qu'il a gagné en qualité de vie.
Rédigé par : isabelle | 22/08/2017 à 17:54
je réfléchis à sauter le pas aussi: changer pour donner plus de sens à ma vie, utiliser mon temps différemment et me mettre en accord avec mes valeurs. Pas facile car plusieurs secteurs m'intéressent mais je devrais me former et en même temps (comme dirait Jupiter!) apporter un plus social, donc ne pas forcément être dans un rapport 'argent....Certainement utopique! pour l'instant, je n'ai pas trouver ma voie. Mais comme cette vie me devient insupportable, je vais devoir changer si je ne veux pas me rendre malade.....Mon homme renonce au voyage, le projet bateau tombe à l'eau....
Rédigé par : Patricia | 26/09/2017 à 09:52
@ Patricia : Sauter le pas ou cheminer avec errance? Il me semble retrouver à te lire certains moments d'hésitation que j'ai traversés et que je traverse encore. Ton homme renonce, mais toi? Je suis convaincue que nos choix influent sur notre santé, indirectement et parmi d'autres facteurs.
Je te souhaite de trouver ton centrage, pas facile !
Rédigé par : isabelle | 06/10/2017 à 06:06