La plupart des bâtiments chiliens sont dramatiquement mal isolés, même dans le sud du pays, où les températures baissent en hiver jusque proche du gel, voire en dessous. On voit souvent le jour sous la porte d'entrée, les fenêtres ne sont pas toujours jointives, sont rarement dotées de vrais rideaux épais et jamais équipées de volets qu'on pourrait fermer la nuit pour garder la chaleur. Même les murs et les toits laissent passer l'air par endroit, entre les planches ou entre les plaques de tôle. Alors dans ce pays, on chauffe parcimonieusement, puisque la chaleur ne reste pas. D'ailleurs, le chauffage central est rarissime. Les gens utilisent pour se chauffer des dispositifs qui sont, chez nous, considérés comme des chauffages d'appoint. Unité mobile de chauffage au kérosène, au gaz, souvent un petit poêle à bois, parfois un radiateur électrique à bain d'huile sur roulettes qu'on déplace d'une pièce à l'autre. Ils allument quand ils sont là, coupent la nuit, rallument au réveil et éteignent de nouveau quand ils partent au travail. Ils passent une bonne partie de leur temps à « attendre que ça chauffe ». Tout le monde le sait. Le voyageur qui réserve une chambre d'hôtel modeste s'attend à de bonnes couvertures et enfilera sans broncher son bonnet et son blouson pour aller prendre le petit déjeuner, marquant ainsi une normalité reconnue de la situation. On garde le manteau au restaurant et dans les magasins, et parfois également dans les administrations. Le seul bâtiment que j'ai vu correctement chauffé est le cabinet du dentiste où régnait, exception, une température proche de 18°C. Même alors, la salle d'attente elle-même était glaciale.
Il s'agit d'une tendance de la société entière qui accorde la priorité à d'autres choses qu'à l'isolation thermique des bâtiments, peut-être à cause de la disponibilité du bois de chauffe. Peut-être s'agit-il d'une persistance de l'époque où dans chaque maison, la cuisinière à bois tournait toute la journée, parce que quelqu'un restait à la maison toute la journée pour alimenter le foyer. Ou peut-être est-ce parce qu'un rapport de longue date aux tremblements de terre empêche de considérer la maison comme un investissement pour le long terme. Même les constructions récentes, même les programmes de logement ordonnés par l'état ne traitent pas correctement cette question de la performance thermique. Le seul édifice que j'ai vu correctement isolé est le bâtiment des Carabiniers de Puerto Eden, lui-même au milieu d'un village entier de maisons pleines de fuites. L'armée a bien entendu droit à un traitement de faveur.
On peut déplorer que « tant » d'énergie soit gaspillée, surtout lorsqu'elle provient principalement du bois et que la déforestation gagne, même dans cette région limitrophe à la Patagonie, encore très verte. D'un autre côté, les chiliens gardent ainsi une sorte de résistance au froid que j'envie un peu. Mon homme et moi, quand nous sommes en ville, nous avons toujours froid et nous râlons. C'est d'ailleurs curieux, parce que finalement, à notre bateau-domicile, nous faisons notre affaire du froid sans grande difficulté. Nous aussi, notre poêle manque de puissance et nous ne le mettons en route que quand nous sommes à bord. Nous aussi nous habillons le matin dans un air à 10°C, et passons souvent la journée en dessous de 15° C, avec de bons pulls et parfois une couverture sur les genoux. Mais c'est comme si quelque chose dans notre cerveau ne se faisait toujours pas à l'idée que les édifices terrestres destinés aux activités humaines ne soient pas décemment chauffés.
Certes, notre maison flottante à nous est mal isolée pour les latitudes sous lesquelles nous vivons depuis 18 mois. Donc nous gaspillons nous aussi. Cela dit, le volume de notre habitacle est infiniment plus petit que celui d'un logement normal, même chilien, et à fortiori un logement bourgeois européen. Notre consommation de gasoil de chauffage pour les mois d'automne, hiver, printemps varie de 0,5 à 2 litres par jour, pour deux personnes. Nous brûlons donc en ce moment entre 300 et 400 litres de gasoil à l'année pour le chauffage.
Quand j'y songe, je me demande si les pays occidentaux prospères ne pratiquent pas une autre forme de gaspillage, en maintenant les standards de température élevés que nous connaissons. Lorsque mon homme va plus loin que ronchonner contre le froid, il accuse les chiliens de faire de mauvais choix. Ce faisant, il refuse l'hypothèse qu'ils auraient d'autres priorités, plus légitimes, ce que je ne n'approuve pas totalement, mais son arc-boutement un peu exagéré a le mérite de pointer un allant de soi occidental qu'il serait possible de réinterroger. Dans les pays prospères, en hiver, on travaille en chemise dans les bureaux, on se promène en petite tenue chez soi et les magasins et restaurants crachent leurs bouffées de chaleur dans la rue. La performance thermique des constructions justifie-t-elle ces standards ? Est-ce qu'on gagne bien avec l'isolation ce qu'on perd en surchauffant, ou bien la bonne isolation ne sert-elle que de prétexte à chauffer plus ? Et par ailleurs, l'habitude d'être tout le temps bien chauffé dans les bâtiments isolés ne conduit-elle pas à chauffer par ailleurs des lieux qui pourraient ne pas l'être ? Par exemple les terrasses des cafés parisiens qui, depuis l'évolution des interdictions de fumer, sont maintenues en service tout l'hiver moyennant un chauffage d'extérieur fort dispendieux…
Il faudrait pouvoir comparer l'ensemble des pratiques de populations vivant dans des climats comparables pour discerner qui gaspille le plus, mais ces calculs sont sans doute extrêmement complexes.
Et vous ? Quel volume habitable chauffez-vous, et à quelle température ?
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.