La première fois que j'ai vu ces petits paniers, ce n'étaient que des dessins dans les marges du guide nautique de Patagonie. Est-ce que ça existe encore, cet artisanat ? Plus tard, j'en ai vu des vrais et je me suis demandé qui fabriquait ça de nos jours et comment. Un petit livre m'appris que les derniers indiens Yagan , en Terre de Feu, pratiquent cette vannerie comme une des dernières expressions de leur culture en voie de disparition. Que c'est beau et triste à la fois. Un jour, à Puerto Eden, en plein cœur des canaux de Patagonie, nous avons rencontré les derniers kawésqar, qui préservent eux aussi cette pratique ancestrale, peut-être avec un motif légèrement différent dans le tressage. Belles mains et beaux gestes. Plus tard, j'ai remarqué une botte de joncs entre les mains d'un homme « blanc » qui s'apprêtait à montrer à une amie comment faire. La petite déception que j'ai alors ressentie venait sans doute du rire léger qu'ils avaient tous les deux, comme des gamins qui font une farce aux adultes. J'étais dérangée par cette légèreté.
Au fil de trois séjours dans ce village, nos liens avec la famille indigène se sont rapprochés. Un jour Maria-Isabel m'a mis dans les mains son ouvrage avec la consigne de finir le dernier rang. Moment merveilleux de prise de contact. Elle m'a vue ravie. Quelques jours plus tard, c'est l'avant-dernier rang qu'elle m'a fait faire, pour que je découvre l'art d'utiliser correctement le pouce gauche. Sa mère et elle m'ont taquinée. « Tu aimerais apprendre ? Pour cela il faudra que tu viennes nous voir tous les jours ! » Ça s'est fait sans que j'en prenne vraiment la décision, entre femmes, très naturellement.
Un après-midi consacré à fabriquer du pain au levain a fourni quelques heures d'attente pour la levée, et Maria-Isabel a déclaré « Alors on va tresser ! ». Emue et consciente du sérieux de cette offre, je suis entrée tout doucement dans ce moment de transmission qui s'annonçait autre chose que les instants volés précédents. J'ai d'abord tourné entre mes mains la botte de joncs en posant toutes sortes de questions sur la récolte et la préparation. Je m'assurais ainsi de ne pas me retrouver sachant tresser mais privée de matériau et je crois qu'elle a apprécié ma quête immédiate d'autonomie. Nous savions toutes les deux que je ne resterai pas longtemps. Ensuite seulement elle m'a montré comment démarrer un objet de forme ronde, par le cœur d'une fleur et les pétales.
Plaisir tactile de manipuler une matière naturelle. Choisir dans le fagot un jonc de bon diamètre, brillant, beau. La première fois que j'ai fait ces gestes, « beau » n'était pas clairement défini et je tâtonnais. « une belle couleur » a dit Maria-Isabel, ce qui m'a laissée perplexe. De toutes façons, croyais-je, tous les joncs sont verts au début et en séchant deviennent blonds, non ? Je n'avais pas encore bien regardé. Plus tard, j'ai réexaminé le petit panier qu'elle m'avait offert l'année d'avant et j'ai alors vu chatoyer les nuances de blond et comment elles embellissent l'objet. Il faut donc des nuances de couleur au moment du tressage pour obtenir quelques semaines plus tard un résultat nuancé.
La base et la pointe du jonc sont porteuses de ses variations futures. Le pied, une fois débarrassé de son enveloppe, se révèle rouge ou jaune pâle, presque blanc. Lorsqu'on engage la tige, les premiers points vont révéler cette couleur-là avant que le vert revienne dominer, jusqu'à ce que la pointe, de nouveau, apporte une touche colorée non verte. Orange, souvent. « La couleur dépend de là où ils ont poussé. A la plage, ils sont plus sombres que sur les hauteurs, dans la tourbe. Il faudra que tu découvres ». Alors maintenant, dans la cueillette, je me penche pour examiner et arracher les joncs un par un, pour saisir les plus colorés, les plus prometteurs. Il faudra du temps pour que s'affinent mes cueillettes, mes choix de longueurs, diamètres, densité, couleurs …. En attendant, je regarde mes premiers ouvrages changer infinitésimalement de couleur, au fil des semaines, sans savoir encore si j'ai réussi à introduire ce qui fera le chatoiement final. Contemplation réjouissante.
On dirait que je cherche ici à transcrire noir sur blanc un savoir non écrit dans une tentative de le préserver, pour ne pas le perdre, comme je me suis attachée à pratiquer cette vannerie dans les jours qui ont suivi mes « leçons » avec Maria-Isabel puis avec sa mère, Gabriela, qui m'a montré comment démarrer un objet de forme ovale et comment maitriser l'arrondi d'un panier. J'ai tenu à m'y mettre tout de suite pour l'ancrer dans mes mains, dans mes yeux, pour revisiter encore et encore les gestes montrés et les paroles prononcées par ces deux femmes, pour que tout cela s'imprime de manière permanente en moi. Je voudrais ramener cette pratique en France comme un des plus merveilleux souvenirs de mon voyage et continuer à l'entretenir, la faire perdurer. Je voudrais la montrer à mes enfants et la transmettre à qui sera là pour la recevoir. « Je rêve un jour, quand je serai vielle, de tresser des canastas pour mes petit-enfants et de leur raconter ce que je sais de toi » ai-je dit à Gabriela qui a parfaitement compris le sens de cette déclaration. Oui, j'espère un jour parler à mes petits-enfants de ces femmes d'un autre peuple et de l'histoire millénaire de cet artisanat, de ces gestes qui nous relient à l'humanité en même temps qu'à la nature, gestes qui s'insèrent petit à petit dans mon quotidien, pour mon plus grand bonheur.(1)
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Comme le kéfir qui nous vient des peuplades mongoles et à qui Ariel parle tous les trois jours lorsqu'il change son lait. Comme le levain que j'entretiens avec affection depuis qu'il m'a été transmis et qui se bonifie au fil des mois. Deux cas de colonies de bactéries-chanpignons-levures qui travaillent pour nous tout en se nourrissant elles-mêmes et en se multipliant et qui peuvent perdurer indéfiniment tant qu'on en prend soin.
Aout 2018 : Ici en Uruguay, j'ai trouvé dans les dunes et dans les fossés en bordure de forêt une espèce de jonc qui s'avère, après une bonne semaine de maturation, apte au tressage serré de la technique kawésqar. Bonheur de renouer avec ces gestes. Joie d'offrir à la ronde ces nouveaux paniers en parlant de Gabriela et Maria-Isabel.
Rédigé par : isabelle | 02/08/2018 à 19:12
Juillet 2019 : ici aux Açores, iles de Santa Maria et Sao Miguel j'ai trouvé deux types au moins de joncs tressables. L'un pousse aux basses altitudes, souvent proche de la mer , l'autre semble préférer la ligne des 300m d'altitude et pousse dans les champs humides ou au pieds de grands arbres en bordure de rivière.
J'ai tressé un très jolie boite à bijoux un peu trop souple et légère, mais d'aspect impeccable avec ce jonc d'altitude, à tige très creuse et souple.
Rédigé par : isabelle | 02/08/2019 à 23:35
Bonsoir Isabelle. Je crois qu'on a tressé ensemble ce soir à La Bécarie. Je crois que j'ai attrapé le virus du jonc. Il me faut juste trouver un endroit où en cueillir.
Annie
Rédigé par : aurore | 14/10/2020 à 23:15
@ Annie: Bienvenue au "cluster" limousin de vannerie patagone.
Pour la cueillette, explorer les champs humides des environs, ce sont les touffes vert sombre que les vaches ne broutent pas.
Rédigé par : Isabelle | 14/10/2020 à 23:53
Je suis très très heureuse Isabelle de découvrir ton blog, par le plus grand des hasards. J'ai tapé vannerie jonc Patagonie et suis tombée sur cet article. Je viendrai pour le panier de la semaine prochaine. Belle semaine !
Rédigé par : aurore | 15/10/2020 à 00:04