Dans « Les Cavernes D'Acier », le génie de la science-fiction Isaac Asimov propose une vision du très lointain futur où les habitants de la terre passent toute leur vie dans des villes closes chapeautées d'un dôme protecteur. Dans ces cités entièrement climatisées, ni vent, ni pluie, ni chaleur, ni froid. Pas de saison. La durée du jour artificiel sous le dôme reste la même toute l'année. Cette rupture de contact avec le milieu environnant est vécue par tout le monde comme un bienfait. L'alimentation humaine repose sur les levures auxquelles on confère des semblants de saveurs imités des anciens aliments. Au fil des générations, l'homme terrien fini par devenir inadapté à l' « extérieur » au point qu'un individu exposé au soleil direct ou au simple bruit du vent dans les arbres est pris de malaise, puis de vertiges pour finalement succomber à une crise de panique s'il ne retourne pas assez vite s'abriter sous le dôme de la cité. Cette fiction a été publiée en 1953. Il s'agit d'une projection sur des millénaires mais qui oserait affirmer que l'humanité n'est pas sur cette voie-là ?
La rupture de contact avec le milieu ambiant se généralise et s'amplifie, avec les édifices climatisés à 20°C toute l'année et sous toutes les latitudes et les univers sous bulle que constituent les transports souterrains et les grands espaces commerciaux sous cloche qui communiquent les uns avec les autres, de sortes que dans certaines grandes villes, on peut déjà passer plusieurs jours de vie « normale » sans respirer l'air extérieur. Je pense à Montréal, Québec, qui s'isole du froid aussi bien qu'à Houston, Texas, qui s'émancipe du chaud, toutes les deux au moyen de galeries souterraines gigantesques.
L'homme contemporain est poussé et invité à augmenter son confort en s'isolant de plus en plus des variations et aléas de l'atmosphère. L'alimentation de par le monde perd de sa variété, certains pays ont même réduit la diversité agroalimentaire dans des proportions dramatiques. Je me suis cassée le nez sur une seule espèce de tomate sans saveur et une unique espèce de patate sans consistance dans toute l'argentine ou presque. Au nom d'une croyance « monsantique» étatisée en un miracle agro-industriel productiviste de la monoculture.
En parallèle, l'autre prédiction contenue dans le texte d'Asimov se matérialise infinitésimalement ; le confort rend les citadins qui y ont accès progressivement inaptes à la vie au contact des éléments naturels. J'en veux pour exemple le propos que m'a tenu dernièrement ma meilleure amie « je ne pourrai jamais vivre ce que tu vis », en parlant du froid et de la condensation qui font mon quotidien depuis bientôt deux ans que nous vivons sur le versant ouest du sud de la cordillère des Andes, une des régions les plus humides au monde. Il ne s'agit pas d'une incapacité physique puisqu'elle est en bonne santé, ne souffre d'aucun dérèglement du métabolisme et connait comme moi les propriétés de la laine et des textiles modernes. Le petit frisson de peur qui perce dans sa voix en disant cela trahit le fait que l'idée même la fait déjà paniquer. Son époux également, en bonne santé et en excellente capacité cognitive évoque une sorte d'impossibilité à se concevoir lui-même dans une vie comme la mienne. Avec un subtil élargissement de l'idée: pour lui, il ne s'agit pas seulement des aléas climatiques. Il englobe aussi, je crois, l'ensemble des aléas de notre vie itinérante. Les incertitudes inhérentes à un projet de vie qui se déploie en grand partie dans l'inconnu, l'adaptation permanente aux nouveaux lieux, nouveaux peuples et un niveau d'insécurité physique que peu d'occidentaux prospères connaissent encore de nos jours. Une autre nuance distingue leurs deux réactions. Alain n'a pas seulement un écho d'angoisse dans la voix, je discerne en plus une pointe d'envie ou d'admiration. Loin de tirer gloriole de ce dernier aspect, j'y vois la confirmation d'une autre intuition d'Asimov qu'il développe dans les suites aux Cavernes D'Acier. Se pourrait-il que la rusticité soit un jour reconnue comme « mieux » que le confort ?
Pour ma part, je suis intellectuellement et existentiellement convaincue de la supériorité de la rusticité sur le confort.
- Intellectuellement, la sobriété joyeuse se justifie à mes yeux pleinement quand on songe aux conséquences économiquement aliénantes du confort. Combien d'heures de travail sont requises pour financer chaque heure passée dans le confort voluptueux d'une voiture particulière milieu-haut de gamme récente?
- Existentiellement, quelques années de mon mode de vie actuel, en prise directe avec les éléments naturels, ont modifié mon rapport à « la nature ». De fondamentalement puissante, hostile et dangereuse elle devient progressivement autre chose pour moi, presque une « partenaire » qui saurait prendre soin de nous parfois et dont nous devrions nous aussi prendre soin.
Cette relation laborieusement reconstruite me nourrit profondément et me satisfait de plus en plus, même si elle me dirige, me conduit, m'acculera petit à petit à des choix inéluctables. Revisiter mon bilan carbone longue distance, celui qui prend en compte les avions du rapprochement familial et ma consommation de matières plastiques, notamment. Des choix que je perçois encore aujourd'hui comme douloureux ce qui montre que je ne suis pas encore tout à fait prête à les faire. (à suivre… : de la difficulté de mettre sa vie concrète en accord avec ses idées).
Bonjour Isabelle,
c'est tout-à-fait ce que je ressens: se rapprocher, voire se confronter à la nature, aux éléments. Je me sens pleinement vivante en mer bien que je ne sois pas allée très loin!Le danger, les imprévus, les solutions à trouver, être en mouvement tout le temps ou presque. Mon homme renonce au voyage sous prétexte que c'est"chiant" de traverser l'atlantique ( 3 à 4 semaines à voir que de la mer), que c'est juste une image "romantique"! d'où mon dilemme, car moi, j'ai furieusement besoin de me rapprocher de Dame Nature :-)
Rédigé par : patricia | 05/10/2017 à 17:26
@ Patricia : de nombreuses voies existent pour se reconnecter à la nature, la mer est l'une d'entre elles, probablement, mais pas automatiquement. Je connais des personnes qui naviguent mais restent quelque part citadins et mécanistes lorsqu'ils naviguent. Il y en a qui s’ennuient en traversée, et qui pourtant voyagent, car les traversées ne représentent qu'une petite fraction du temps dans une vie de voyage. Il y a peut-être autre chose dans le renoncement de ton homme.
Par ailleurs, renoncer au voyage lointain n'implique pas nécessairement de renoncer à la mer, à la vie au contact de la nature. Il y a peut-être autre chose dans ton dilemme....
Rédigé par : isabelle | 07/10/2017 à 04:34
Quel beau sujet que celui de la supériorité de la rusticité sur le confort ! Je pense que c'est parce que tu as connu le confort et que tu as choisi la rusticité que tu peux l'évoquer comme cela ! Tu as bien choisi le mot rusticité et pas précarité et confort et pas luxe .. toute la différence semble pour moi dans cette nuance. Les gens précaires aspirent à du confort... et je les comprends ... le confort rassure... le confort sécurisé plus besoin de penser à comment on va finir le mois ... et à la fois je comprends aussi que d'autres formes de vie peuvent être envisagées qui arrivent aux mêmes effets ne pas angoisser pour savoir si on pourra nourrir ses enfants dans le mois !
Moi ce qui m'indigne au plus haut point, c'est quand les personnes vivent dans la démesure. Amassent sur le dos des autres ... on en reparle si tu veux.
Sylvie
Rédigé par : sylvie | 08/10/2017 à 22:20
@ Sylvie :
Ta réaction me ramène à un des fondements de ce blog réflexif : oui, je pars du point de vue de l'occidental-e prospère (que je suis) et c’est sans doute à ce monde-là que je m'adresse, pour l'interpeler.
Tes remarques me renvoient aussi à une de mes interrogations récurrentes : quel est le niveau de "assez”? Je posais la question dans un texte précédent à propos de capital et de revenus (“La Peur De Manquer”) et elle se pose aussi, bien sûr dans le registre du confort.
L’aspiration (anthropologique?) au confort qui est parfaitement compréhensible et même légitime ne rencontre pas de limite naturelle, malheureusement.
Moi aussi je suis indignée par la démesure en matière d'amassement et en matière de luxe. S'indigner de la démesure est nécessaire … et facile. Plus ardue est la quête pour soi-même d'un niveau de confort équitable à l'échelle de la planète et de l'humanité.
Rédigé par : isabelle | 08/10/2017 à 22:23