Quelle est cette étrange sensation, de ne plus reconnaitre les choses, les situations, l’environnement, une sensation d’étrangeté, justement, d’étrangité, si ce mot existait ? (1) Je me sens étrangère à la France, dans une certaine mesure, dans une infinité de petits détails.
Après cinq années d’itinérance dans des pays moins prospères, par exemple, le niveau des infrastructures que j’observe tous les jours, particulièrement les voies de circulation, me semble de l’ordre du luxe, du gaspillage. L’Europe semble avoir oublié, collectivement, que les réseaux et les machines peuvent fonctionner en étant entretenus et pas aussi souvent refaits à neuf. Comme si une course à l’équipement, à l’équipement flambant neuf, voire au suréquipement, faisait rage. Rien que dans mon quartier, il y a une débauche de travaux dont j’ai grand peine à voir l’utilité. Sinon, peut-être de satisfaire le besoin de soutien des élus ayant lancé l’appel d’offres et le besoin de chiffre d’affaires des entreprises l’ayant gagné. Hé ! Vous êtes au courant que bientôt y’aura plus assez de pétrole pour faire rouler des bagnoles individuelles ? On ne pourrait pas dépenser les sous ailleurs ?
Les magasins ont changé d’allure. Beaucoup de bio et d’équitable qui, à grand renfort de phrases-choc – « ce que je croque / ce que je défends », à la limite de la culpabilisation, hurle « achetez-moi !». On se demande si le message sur l’emballage est vrai. En tout cas il fait réfléchir. Je passe donc toujours autant de temps à faire mes petites courses, même si je n’ai plus à déchiffrer les ingrédients en langue étrangère. Je me suis retrouvée en sidération, l’autre jour, devant le rayon café. A cause de tous ces messages et à cause des prix. Si c’est ça le vrai prix du café, peut-être que je ferai mieux de ne pas en consommer. Ça fait longtemps que je prône la vente des choses à leur vrai prix. Historiquement, mon propos était surtout dans le cas des carburants et de l’électricité nucléaire sois disant pas chère. J’argumentais qu’on ne devrait pas laisser la moitié de la facture à la génération suivante. J’argumente toujours sur ce point, d’ailleurs, c’est pour ça que je suis passée au renouvelable (2).
Bref, pour en revenir à mon étrangité, les rayons bio, équitables, naturels, les étiquetages de produit artisanaux, locaux, régionaux, made in France, etc… tout ça s’est multiplié incroyablement. Je ne suis pas dupe, c’est encore du consumérisme, de la pub pour orienter le choix des consommateurs. Et je ne suis pas dupe, c’est pas ça qui sauvera l’humanité. Mais tout de même, c’est du changement visible, peut-être qu’il y a des gens qui pensent, comme moi, que l’acte d’achat est un acte politique et que chacun de nos choix envoie un signal. Pas pour sauver la planète mais pour que ceux qui ont les leviers se mettent à faire leur boulot (3). Ou peut-être qu’il y a des gens qui se méfient comme moi des cochonneries que l’industrie agro-alimentaire leur injecte dans le système à travers les pesticides, les additifs, les sucres cachés et autres huiles de palme (blanche) fractionnée. Donc je ne sais pas encore comment lire ce changement-là, la modification considérable des enseignes et rayonnages de magasins et supérettes (les hypermarchés n’ont peut-être pas changé, je les évite donc je ne sais pas).
Il y a d’autres modifications dans le paysage français a propos desquelles je ne sais pas faire la part des changements de la société et du changement de mon regard. Aujourd’hui, il me semble qu’il y a beaucoup de monde qui œuvre à faire bouger les choses. Il peut s’agir plus du fait que mon regard a changé, que mes préférences sociales ont évolué, autant que d’une vraie amplification du phénomène de l’économie sociale et solidaire. Des gens qui se réunissent pour créer une « matériauthèque » ou une « recyclerie », des ménages qui se regroupent pour organiser leur propre petit réseau de collecte des maraichers bio du coin, des associations qui s’occupent de préserver et même diffuser les semences traditionnelles, des réseaux d’auto-constructeurs de maison. Je suis bien consciente que tout ça existait peut-être déjà il y a cinq ans, il s’agit donc peut-être d’une étrangité due la modification de mon regard, de mes centres d’intérêts.
Là où je suis certaine que la source de mon dépaysement vient de moi c’est quand je côtoie des gens qui travaillent comme salariés à plein temps. Je n’arrête pas de butter sur la question du temps, des horaires, des marges de manœuvre. Je les sens comme coincés et ça m’oppresse un peu, alors que je respire mieux avec les retraités, les travailleurs à temps partiel, les travailleurs indépendants, les intermittents du spectacle, les étudiants. Ca fait bientôt vingt ans que j’ai quitté le salariat à plein temps, par paliers, salariée à quatre-cinquièmes, puis indépendante, puis indépendante préparant un grand voyage, puis voyageuse non travailleuse. A chaque étape je m’éloignais un peu plus et pendant mon absence de la France, nous avons fréquenté amicalement très peu de salariés plein temps. Ça tient au mode de vie que nous menions et du rapport au temps dans lequel nous nous inscrivions, mais aussi aux formes de l’emploi dans ces pays d’Afrique de l’ouest et d’Amérique Latine. Beaucoup d’emplois saisonniers de l’agriculture, de la pêche et du tourisme, beaucoup plus d’économie parallèle qu’en europe, de la cuisine de rue à la vente directe de produits artisanaux. Je ne dis pas que c’est bien, je n’occulte pas la protection sociale que procure le salariat dans un état de droit, je dis juste que j’ai perdu l’habitude de fréquenter la rigidité et la sécurité salariales et que je suis plus alerte sur les conséquences de ce mode de vie. La sécurité du revenu entraine un mode de consommation, un rapport à l’incertitude, un rapport à la liberté dans lesquels je ne me sens pas à l’aise, parce que les évidences de l’autre de sont plus les miennes.
Il y a enfin un dernier sujet d’étonnement pour moi, d’étonnement douloureux, c’est la dureté et le cynisme des grands fournisseurs de service. Les banques, les compagnies de téléphone et les opérateurs des réseaux de distribution ont peut-être toujours été les systèmes sociopathes que je vois aujourd’hui qu’ils sont, peut-être est-ce juste ma sensibilité qui s’est accrue, mais je suis étonnée et inquiète de voir le niveau d’arrogance et les abus de pouvoir d’un côté, et les niveaux de docilité et les comportements d’impuissance en face. J’y reviendrai.
Paradoxalement, ces dépaysements sont accentués par le fait que je suis revenue dans ma langue natale, ce qui est pourtant un re-paysement. Beaucoup de facettes des interactions que je ne percevais pas à l’étranger à cause du vocabulaire ou de la subtilité des nuances de ton et de langage me sautent maintenant au cerveau et aux émotions. Comme si je sortais d’un cocon amortisseur (4) et que je me retrouvais en prise directe avec une foule de détails que j’avais pris l’habitude de ne pas voir, sentir, capter. Cet effet de re-paysement m’alerte sur les difficultés dans lesquelles je m’engage en faisant l’acquisition d’un terrain aux açores, territoire lusophone. Même en travaillant d’arrache-pied pour apprendre à mieux parler le portugais, ce que j’ai bien l’intention de faire, combien de subtilités m’échapperont pendant encore combien d’années ?
- La sociologie a adopté l’anglicisme « estrangement » mais j’hésite à l’utiliser.
- Le solaire et l’éolien pour le bateau et Enercoop pour la maison, les locataires n’ont pas moufté quand j’ai appliqué la hausse des tarifs à leurs charges, il y a trois ans. Peut-être même qu’ils étaient contents. D’ailleurs, maintenant que j’y pense, c’est tout à fait incroyable que le tarif du renouvelable ne soit que légèrement supérieur à celui du nucléaire, quand on sait tous les coûts, dont les fameuses externalités fukushimesques, qui ne sont pas répercutés dans le tarif ! Ça veut dire qu’en réalité l’électricité renouvelable est BIEN MOINS CHERE que l’électricité nucléaire. Allez, hop, ceux d’entre vous qui ne sont pas encore convertis sont priés d’aller cliquer dans le site d’Enercoop. Je vous jure que c’est super facile.
- On voit le lien avec ma note précédente, sur la convention citoyenne pour le climat qui, même si ça m‘agace, a été mise en place sous le règne du grand serviteur des élites qu’est le jeune premier qui croit nous diriger. Le banquier a peut-être entendu des messages et aimerait bien être réélu bientôt. On n’est pas sortis de l’auberge avec des contradictions pareilles.
- L’expression peut sembler positive mais dans mon esprit il y a aussi la fatigue que cet amortissement permanent générait. Il fallait toujours redoubler d’efforts pour atteindre un niveau de subtilité, de finesse de compréhension auquel j’aspirais mais que je n’atteignais jamais.
Voilà, voilà,... j'ai obéi ! J'ai cliqué sur le site Enercoop et y ai souscrit un abonnement ! ;-)
Chacun sa bière à l'édifice !
Rédigé par : yves | 24/10/2019 à 17:57
T'as vu comme c'est facile, même un homme y arrive ! ;-)
Rédigé par : isabelle | 09/11/2019 à 21:23
Coucou Isabelle,
Me permets tu de partager l'extrait de ton texte sur le salariat, stp? Il résonne tellement chez moi...que je voudrai le partager.
Je prends note de ton cheminement, car je suis juste derrière...! A bientôt, Patricia
Rédigé par : Patricia | 31/12/2019 à 13:54
@ Patricia : bien sûr que tu peux citer! Si en plus ça peut faire connaitre mes pages un peu plus largement, tant mieux!
Devant, derrière, sur ce chemin c'est un peu plus compliqué, je trouve, il y a des méandres, des moments de stagnation et d'accélération, et des avancées qui se passent en souterrain.
Disons que nous faisons partie d'un même grand mouvement ?
Rédigé par : isabelle | 31/12/2019 à 13:59