Pour la seconde fois dans ma vie, à plus de quatre années d’intervalle, mes dents se retrouvent le lieu de convergence d’une étrange prise de conscience. Certes, elles n’ont pas quitté mes préoccupations, au fil de ces années, mais elles étaient revenues à la place ordinaire d’une fonction corporelle dégradée qui a juste besoin d’une maintenance régulière. J’ai finalement eu recours, en 2017, au Chili, aux soins de curage auxquels j’espérais échapper et il a même fallu poser une espèce de pontage à l’arrière de mes incisives inférieures, pour en immobiliser les trois qui bougeaient encore après un long traitement doux. En 2018, en Argentine, l’une des dents arrimée aux autres a été tronçonnée et sa racine retirée pour prévenir une infection grave de la mâchoire, qui aurait pu survenir en mer. En 2019, au Brésil, d’autres soins ont été nécessaires avant la grande navigation transatlantique qui, sinon, menaçait d’être douloureuse. En 2020, malgré un check-up pourtant rassurant, la dent dont la racine avait été supprimée à l’aide d’un outil vibrant a commencé à branler autour de son amarre et le petit mouvement disgracieux de ma bouche fermée, provoqué par la langue agacée et amusée de titiller les aspérités à l’intérieur, s’est encore aggravé. Je me vois vieillir jusque dans ce petit détail de la face, qu’autrefois je ne décodais chez les autres que comme un tic nerveux. En 2021, la dent a fini par lâcher, au terme d’un processus de procrastination circonstancielle et située qui est l’objet de ma réflexion du jour.
La difficulté que je rencontre, depuis mon retour en France, à prendre un rendez-vous m’interpelle. Si ma mobilité gène indéniablement l’élection d’un-e dentiste principal-e, qui pourrait m’accompagner dans la durée, un rendez-vous ponctuel de détartrage, nécessaire au contrôle de ma parodontolyse, ne devrait pas être bien compliqué. Semaine après semaine, je me suis vue établir des listes de cabinets dentaires à appeler en fonction de ma localisation géographique future et je me suis vue reporter au jour suivant, voire plus loin, l’acte d’appeler le numéro suivant de la liste lorsque la réponse « nous ne prenons pas de nouveau client » ou « pas de place avant la fin de l’année » avait brisé mon élan. D’abord ce fut le COVID puis les suites du COVID, maintenant on me dit que c’est un grand mouvement de départ en retraite des dentistes, non remplacé-es par des jeunes, comme par hasard justement dans les trois régions que je fréquente en alternance. (1)
Ayant progressivement intégré la pénurie de dentistes comme une donnée, un élément persistant du paysage et non pas une anomalie ponctuelle, il m’est venu à l’esprit qu’elle pourrait ne jamais se résorber, préfigurant ainsi une situation qui pourrait se généraliser à l’avenir, dans d’autres domaines. Et pas seulement les domaines du soin (2). Suis-je en train de ressentir un effet de l’effondrement, annoncé par certains ou déjà engagé selon d’autres ? N’est-il pas, au fond, inéluctable, que ce genre de « luxe », passe au second plan des priorités de la société prospère lorsque sa prospérité déclinera ? Auquel cas il serait un peu illusoire de m’arcbouter sur un niveau de disponibilité de ce soin appelé à s’affaiblir de toutes façons. Autant m’habituer dès maintenant à doser l’énergie que j’engage dans la recherche d’un professionnel au niveau du véritable caractère d’urgence de l’intervention. C’est ainsi, je crois, que tant qu’il ne s’est agi que d’esthétique et de confort, avec ma dent branlante puis tombée, la tâche « rechercher dentiste » glissait dans mes listes de choses à faire et mon insistance aimable auprès des secrétariats restait sans effet. C’est ainsi que, lorsque j’ai cru percevoir les prémisses d’un abcès, ce mot-là est apparu dans mon propos téléphonique, un peu plus pressants, et d’autres options ont été mentionnées que l’attente des calendes grecques.
L’arbitrage - urgence versus confort - de l’énergie investie dans cette recherche n’est pas la seule variable explicative de ma procrastination. Depuis que le mot « implant » a été prononcé, au Chili, comme la suite logique de l’intervention provisoire de 2017, mon cœur balance. Car l’implant est une intervention coûteuse et le sourire éclatant un marqueur d’appartenance sociale. J’ai eu largement le temps de songer à mon sourire qui risquait de devenir édenté, pendant les semaines de ballottage accentué de ma dent, annonçant l’issue proche, aggravé par l’agitation irrépressible de ma langue dans ma bouche, comme quand nous avions une dent de lait proche de tomber. Mes songeries ne m’ont pas ramenée à l’enfance et à la petite fierté qu’on ressentait d’avoir grandi d’une fraction en perdant un bout d’émail. Elles m’ont conduite à observer la bouche des autres et à mesurer la tendresse que j’éprouve pour les dentitions abîmées. Car au fond, l’injonction à une belle bouche nous vient des marchands de dentifrice et de la représentation hollywoodienne des femmes et des hommes comme clichés, pas comme vraies personnes (3). Les vraies personnes ont parfois d’autres priorités dans la vie que la blancheur de leurs dents. Lorsque j’ai passé quelques journées de rencontres d’agriculteurices du Morbihan, j’ai remarqué que rares étaient les dentitions intactes et je me suis demandée si je ne me sentais pas un brin plus à l’aise moi-même, parmi elleux, avec ma dent cassée. A quand le roman de science-fiction qui racontera que la dentition parfaite est devenue un critère d’exclusion sociale, à l'inverse de ce qu'elle est actuellement, dans une société imaginaire égalitaire qui allouerait les soins dentaires à la nécessité de mastiquer correctement pour bien s’alimenter, et rien de plus ?
Il n’est pas exclu que j’en vienne à l’implant pour remplacer cette dent symbolique, mais le chemin de déconstruction qu’elle m’a permis de faire ne sera pas perdu.
- J’ai même tenté d’abuser en exposant ma lignée familiale auprès du secrétariat de la dentiste de ma sœur, moi qui déteste les passe-droits. J’ai honte. Heureusement ça n’a pas fonctionné.
- Pratiquante du jeûne thérapeutique préventif je n’ai plus vraiment besoin du système de santé, sauf pour les situations d’urgence.
- Bien moquée par la première séquence de « Intolérable Cruauté », des frères Cohen, dans laquelle Georges Clooney tente de conduire une conservation téléphonique avec sa secrétaire pendant que son dentiste pratique un blanchissement sur une dentition déjà parfaite.
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