Dans mes réseaux d’agriculture radicale et de collectifs alternatifs, je côtoie au quotidien surtout des personnes néorurales. Des ex-citadin-es.
Les « vrai-es » agriculteurices , issu-es du milieu agricole sont là, mais en périphérie. Les échanges avec elleux sont la plupart du temps fugaces. Je les croisais sur les lieux de formation pendant mon parcours d’installation agricole, appréciant particulièrement de les entendre discuter entre elleux. J’apprenais énormément, mesurant à chaque phrase prononcée l’étendue de mon ignorance. Il semble toutefois que l’abîme culturel et de connaissances se creuse un peu, pour ma plus grande satisfaction et fierté. Youpee ! J’ai eu dernièrement des échanges qu’on pourrait presque qualifier d’égalitaires, même si j’allais prudemment pour ne pas dire de bêtises. C’étaient un paysan boulanger avec qui je discutais semi de blé.
Un des membres de mon réseau de semenciers radicaux néoruraux s’étant procuré quelques kilos d’une population de blé très spéciale en provenance d’Italie, illusoirement forte de mes deux minuscules années de culture et de mon infinitésimal début de crédibilité dans ce petit groupe, je me suis portée volontaire pour participer à un essai sur différents terroirs français. Sitôt reçu le paquet de quatre kilos, je commence à flipper d'en rater la culture (1). Quelle prétention ! Alors que dans la campagne d'essais, il y a des personnes avec des décennies d'expérience !
Et c'est encore un brin compliqué par mon départ de Brangoulo et par l’absence de Yann, parti vadrouiller en Turquie quelques mois avec sa famille. Je n’ai pas accès cet hiver à des parcelles aggradées par des couverts végétaux. Les terres du prochain collectif dans lequel je me projette n’ont pas encore été préparées. Les autres terres qu’on m’a proposé gentiment sont des terres travaillées mécaniquement. Me voilà envisageant de semer mon blé dans un sol labouré. Qui l’eut cru ? Entre ne pas semer et semer en labourant, mon cœur a hésité longuement.
Quelques échanges avec des agriculteurices du coin m’ont agréablement poussée dans les limites de mon savoir, sur la temporalité et la densité de semi et sur la maturation du blé. Particulièrement le dernier. J'avais l'idée de profiter de son labour dans un champ d'une amie commune, pour implanter mon blé dans un coin de la parcelle. Mais il avait déjà semé depuis trente ou quarante jours. J’ai compris que mes deux années de culture de blé consécutives n’étaient pas suffisantes pour anticiper si deux semis de populations différentes côte à côte mais à un mois arriveraient à maturité suffisamment proche pour que je puisse espérer récolter à la main ma petite parcelle expérimentale avant qu’il passe sa moissonneuse sur la grande parcelle. Parce que sa machine ne saurai jamais laisser mon blé tranquille en récoltant le sien, s'il devait le récolter avant moi.
J’ai aussi pris conscience que dans mon projet d’acclimatation de semences, la saison à laquelle je sème a son importance, au moins autant que le sol dans lequel je sème. Problème d’agronomie appliquée : Soit une population de blés comportant les croisements successifs sur plusieurs années de culture, d’un mélange qui à l’origine rassemblait déjà plusieurs centaines de variétés. Si je sème ce mélange en automne, la sélection naturelle va favoriser les blés capables de bien profiter de l’hiver, du froid et de l’eau pour se développer. Si je le sème au printemps, il en ressortira plutôt majoritairement ceux qui ont la capacité à se développer et maturer rapidement.
Du point de vue de mon approche du sol, la population hivernale est préférable, car elle a plus de temps pour développer son système racinaire et donc enfouir de la matière organique qui nourrit la vie du sol pendant toute la saison et se décomposera dans le sol la saison suivante. C’est aussi une culture qui utilise les précipitations hivernales pour produire de la matière avant d’aborder les saisons plus sèches. Mais du point de vue de la sécurité alimentaire, il peut être intéressant de disposer également d’une population qu’on pourrait resemer au printemps si pour une raison ou une autre le semi d’hiver avait échoué. Cartouche de secours. Un choix pourrait être de cultiver deux parcelles, une en automne une au printemps, et de conduire ces deux sous-populations en petites parcelles pendant quelques années pour les acclimater et stocker de la semence.
Nous voilà au milieu de l’hiver. Le temps de réfléchir aux options, j’ai raté pour cette année le semi d’automne. L’idée de travailler une parcelle le mois prochain pour faire une petite session de printemps, quelques dizaines de m² me tente encore, si ça peut se faire sans forcing, dans cette période de transplantation d’un collectif à un autre. Et ensuite, prendre le temps d’agrader une parcelle pendant l’été pour semer en octobre ou novembre prochain. A suivre.
On dirait que je commence à savoir ce que je peux et veux faire, non ? Mais je ne suis pas au bout du chemin d’apprentissage. Il est encore hyperloin le temps où j’aurai du sérieux à mettre en cuisine ou à transmettre à d’autres. Il faut bien comprendre la complexité et la subtilité de ces activités. Assurer un rendez vous de qualité entre un sol , une semence, une saison et une météo n’est pas aussi simple que beaucoup de non-agriculteurices le pensent. Le monde paysan ne passe pas beaucoup de temps à conceptualiser la complexité de ce qu’il fait. Il en a la mesure mais pas le temps d’en parler, ou pas les mots. Et ça va encore se complexifier, avec les aléas grandissants des saisons, l’appauvrissement des sols et l’enchérissement des intrants.
Alors, apportons notre soutien à celleux qui réclament en ce moment la possibilité de gagner dignement leur vie en pratiquant la paysannerie. Je compte sur vous ? Pas râler contre les blocages (2) , pas croire les redéfinitions et récupérations de la FNSEA, pas monter les conventionnel-les contre les bios, ni les populations rurales contre les citadines. On reste groupés, d’accord ?
- Soudain je réalise que je suis la cultivatrice la plus septentrionale de la campagne 2024 et, puisqu'il semble que ce blé-là arrive en France pour la première fois, peut-être la plus septentrionale de l'histoire de cette population de blé. Aventure et responsabilité !
- J'ai passé hier trois heures de plus en trajet que la durée habituelle, du fait de deux barrages sur mon trajet, mais j'ai proposé à mes covoitureurs qu'on prenne ça comme un entraînement pour une époque future où la circulation pourrait être soumise à check-point ou autres restrictions. Ils ont blagué sur l'idée que le logo des soulèvements de la terre peint au cul de mon camion aurait pu nous valoir un coupe-file !
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