Il semble émerger des mes expériences et observations de ces quatre dernières années, qu’à l’issue d’une durée standard souvent proche de deux ans, les collectifs atteignent une phase critique dans laquelle au moins deux personnes ne se parlent plus et au moins une personne n’arrive pas à respecter le cadre établi en commun. Il me semble juste de qualifier de « normalité » le fait de rencontrer cette phase, même si beaucoup de personnes, dotées d’une représentation idéalisée des collectifs alternatifs, considèrent cette phase comme une anomalie.
Peut-être ma croyance en la « normalité » de ces situations me vient-elle de ma vie de consultante auprès d’équipes professionnelles, et de mes connaissances théoriques en dynamique de groupe. La théorie des groupe dit que tout groupe non familial traverse des phases relativement stéréotypée, entre la formation initiale, avec un assemblage de personnes qui se connaissent peu et se font moyennement confiance, et un état stable durable de personnes qui se connaissent bien, se font confiance et accomplissent ensemble des choses avec une belle efficacité. Cependant, tous les groupes n’atteignent pas le stade stable si leur composition change dans une trop large proportion, car alors le chemin est à refaire, de faire connaissance et de reconstruire la confiance (1).
Le collectif avec lequel j'ai convenu d'entrer en phase d'approche mutuelle se trouve justement dans deux de ces situations, à la fois en difficulté en ce qui concerne le sous-groupe des quatre personnes fondatrices, qui sont au stade difficile que j’ai évoqué plus haut, et simultanément en recomposition massive puisque quatre nouveaux membres sont en approche, en plus de moi-même. Le groupe est en train de plus que doubler de taille, alors même que les fondateurices sont épuisé-es et en difficulté relationnelle entre elleux. Il y a là une conjonction de facteurs susceptibles d’accélérer l’évolution de la situation.
La masse des « nouveaux et nouvelles » imprime dès les premiers mois un déplacement significatif du centre de gravité des aspirations et modes de fonctionnement, notamment la manière de prendre les décisions. Ce n’est pas qu’aucun-e d’entre nous a envie de chambouler les mode de fonctionnement du groupe, c’est juste que nous sommes assez nombreux et en relativement meilleur état énergétique pour que ce chamboulement se produise spontanément. Cela ne serait pas le cas s’il y avait par exemple deux personnes en approche pour quatre associé-es. Voilà donc quelque chose de potentiellement déstabilisant pour les associé-es actuelles, qui, jusqu’à l’étape suivante, sont encore les détenteurices du pouvoir de décision sur les questions patrimoniales. Alors une réaction surgit, une sorte de tentative de reprise en main, un réflexe de rappel à des objectifs ou des fondamentaux qui n’ont pas été contractualisés avec les entrant-es, mais seulement au sein du groupe initial.
A cause de notre nombre, et de l'état de nécessité dans lequel se trouve le groupe initial, il ne me semble pas, à moi, que les accords et habitudes établies entre les quatre fondateurices doivent automatiquement s’imposer aux cinq approchant-es, d’autant que certaines sont, disons, dysfonctionnelles. L’expression « bourbier » a été évoqué par celleux-là même qui le vivent, pour qualifier certains aspect de leur situation. La difficulté à poser des termes plus spécifiques traduit, me semble-t'il une peine à conceptualiser ce qui se passe, phénomène bien compréhensive quand on est dedans.
Alors comment faire ? Comment respecter suffisamment le travail déjà accompli par les fondateurices pendant ces deux ou trois années d’intense travail, sans pour autant adopter, comme une évidence ou par courtoisie, des modes de fonctionnement qui ont montré leurs limites à quatre et ne seraient pas plus opérants à neuf ? (2).
Comment trouver un équilibre entre la nécessaire vérification de la compatibilité entre les membres historiques et nouveaux et la réalité d’une ligne de partage indéniable entre associé-es / non-associées ? Comment transformer le projet d'un "nous" à quatre en projet d'un "nous" à neuf ? Il est évident que ça va frotter dans les entournures, car à travers l'effet barnum engendré par l'usage de termes assez génériques, une bonne part de nos différences d'aspirations est encore invisible.
Il est déjà clair à mes yeux que chacun et chacune d'entre nous devra opérer des renoncements pour rejoindre ce projet qui n'existe pas encore. Y compris moi.
Voilà le stade délicat dans lequel nous sommes actuellement. Je suis curieuse de voir comment cela va évoluer.
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C'est à ce titre que les dissolutions chroniques de collectifs comme j'en vois se produire, c'est à dire des collectifs qui perdent plus de la moitié de leurs membres tous les deux ans, sont problématiques. Un tel fonctionnement ne permet pas d'atteindre un seuil de stabilité et de bon fonctionnement du groupe.
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On peut contester les protocoles de gouvernance partagée, avoir du mal à les intégrer, car ils sont différents de nos modes de fonctionnement spontanés, mais ils ont le mérite d’exister et d’être critiquables, tandis que les arrangements organiques spontanés sont largement insaisissables, et donc difficiles à critiquer et à améliorer.
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