Avez vous remarqué comme il est difficile d’avoir des récits de ce qui a mal tourné dans un collectif, écolieu, écovillage ? Et pourtant, il y a beaucoup de collectifs qui traversent des périodes douloureuses, des dislocations, voire des échecs. La version de l’histoire qu’on trouve, le plus souvent, sur la place publique, c’est à dire dans les réseaux, newsletters et sites internet, est un récit politiquement correct énoncé par celleux qui restent, soucieux-ses de relancer le recrutement pour combler les départs. On trouve rarement l’histoire racontée par celleux qui sont parti-es.
Quand on les croise, et qu’on a la possibilité de recueillir leur version à l’oral, il y a souvent aussi un lissage du récit qui me questionne. C’est trop douloureux pour en parler ? Un reste d’emprise empêche la libre parole ? La personne qui s’exprime souhaite préserver une image du rêve pas trop endommagée ? Ou bien au contraire, est-ce une forme de bonne volonté que de ne pas raconter ce qui pourrait nuire à la suite du projet qu’on vient de quitter ? Parce qu’on a envie de croire que les restants tireront enseignement de ce qui est arrivé? Est-ce que ça existe, les séparations en paix, sans violence, sans souffrance, sans dommages ? J’ai du mal à le croire. Je crois que je n’en ai jamais rencontrée en vrai. Mes observations me disent qu’il y a beaucoup plus de souffrance que ce que les récits officiels narrent. Et qu’il y a des détails qu’il serait justifié de rendre public, pour construire ensemble une culture plus spécifique que l’expression fourre-tout « PFH » (Putain de Facteur Humain ou Précieux Facteur Humain). Une connaissance partagée des processus de dégradation des relations, des éléments d’analyse, permettant à d’autres d’envisager ce qui leur arrive, peut-être avec plus de vigilance, une information disponible aux personnes novices sur la nature concrète des difficultés (1).
J’ai été dernièrement longuement questionnée par des membres de collectifs sur mon aventure Brangoulo, comment cette expérience s’était passée et comment la décision de partir s’était élaborée. Les plus jeunes de mes interlocuteurices, très engagé-es dans le processus d’apprentissage et de construction collective de cette nouvelle culture, ont manifesté un intérêt pour une version partageable de mon récit, en me suggérant de publier quelque chose dans une revue spécialisée ou de témoigner au micro de tel podcast. Je trouve l’exercice délicat. Les lignes ci dessous ne parviennent pas à restituer la complexité de l’histoire. Il reste des enjeux de relation à ce lieu et à ses fondateurices, pour moi et pour d’autres anciens participants à l’aventure, qui limitent ma liberté d’expression et c’est sans doute une bonne chose, car je n’ai pas encore tout « composté ».
J’ai observé le fondateur du collectif de Brangoulo, avec attention pendant presque deux ans, et la fréquence et la magnitude de ce que je qualifie de dysfonctionnements sociaux me font hésiter entre deux hypothèses : à une extrémité d’un continuum, il s’agirait d’un pur produit de la classe dominante bourgeoise et patriarcale qui n’a jamais été vraiment exposé aux formes que prend la vie pour 99 % de la population du monde et fonctionne sur la base d’allants-de-soi conformes à cette classe sociale (2) , à l’autre extrémité du continuum il pourrait d’agir d’une personne neuroatypique ne disposant pas des mêmes capacités d’auto-contrôle social que la majorité des personnes qui l’entourent au quotidien (3). J’ai nettement plus d’empathie pour la seconde hypothèse que pour la première, évidemment. C’est ce qui m’a toujours retenue et me retient encore d’opter pour la première, bien que je me sois souvent posé la question (4). Ca serait tellement plus simple pour moi de réduire ma grille de lecture à celle de la domination ! La réalité est probablement un mix des deux, ou bien tout autre chose, qui sait ?
Le terme de handicap s’appliquerait peut-être d’ailleurs dans les deux cas, car au fond, une personne dotée d’un trop solide programme patriarcal sera réellement handicapée si elle s’engage dans une aventure collective. Elle buttera régulièrement sur l’impossibilité de convaincre-contraindre durablement des aventuriè-res alternatifs-ves à une relation de domination. Les aventurières et aventuriers alternatives cherchent autre chose, ont généralement plus de marge de manœuvre que les personnes encore convaincues des vertus du système dominant et ont souvent au minimum une petite culture militante qui leur permet de déconstruire ce qui leur serait proposé. Comment monter un collectif fondé sur la coopération en se comportant en patriarche colérique ou bien comment construire une confiance durable et rassembler des gens prêts à partager les risques loyalement en se montrant soi-même incapable de construire et respecter un cadre social stable et partagé. Ça ne peut fonctionner ni dans un cas ni dans l’autre. Le second groupe de Brangoulo s'est disloqué en quelques semaines, deux années après le premier qui avait trouvé une issue similaire, en plus violent.
Et donc, quand les personnes de mon entourage me demandent ce que je vois comme avenir à Brangoulo, je suis bien en peine de répondre, car je ne vois rien de collectif. L’équation me semble trop difficile à résoudre. J’en suis navrée pour toutes les personnes qui ont donné et celles qui donnent encore de l’énergie à ce projet. C’est triste mais ce n’est pas un drame en soi. Ce qui pose problème à mes yeux, c’est la souffrance humaine que pourraient rencontrer encore des personnes, attirées par l’aura et la promesse du projet et qui seraient susceptible de s’y engager sans avoir l’armature assez solide pour affronter une forme de maltraitance involontaire mais bien réelle.
- J’ai déjà évoqué les guides nautiques que j’épluchais avant d’aborder le Grand Sud avec mon tout petit bateau à voile, et les blogs des autres voileuses que j’écumais à la recherche de ce qui avait mal tourné. Tentative de me constituer un stock de situations déjà arrivées. Bien sûr ça n’a pas suffit pour tout prévenir, mais peu des déboires nombreuses que j’ai rencontrées ont été une surprise. Et je rendais grâce à quiconque avait en toute transparence décrit ses mésaventures ou les difficultés rencontrées pour les gens comme moi. Je n’éprouvais pas beaucoup d’intérêt pour les récits ressemblant trop à une version idéalisée. Je crois qu’il existe un phénomène comparable entre les voyages en voilier, sous la contrainte du huis-clos baignant dans les conditions rudes de l’environnement maritime et la vie dans les collectifs avec la concentration des enjeux et une promiscuité supérieure à celle à laquelle on est habitué-es.
- Idéologie du mérite intellectuel et économique, inconscience de leur capiton de privilèges, négation des dégâts créés sur autrui par la domination exercée, qu’elle soit volontaire ou involontaire, revendication d’une vulnérabilité imaginaire, auto-légitimation de formes de prédation sur les autres au nom d’une fallacieuse nécessité économique, certitude de détenir le bon raisonnement et diabolisation de la pluralité des points de vue, récupération des concepts et du vocabulaire de la mouvance alternative au profit d’une vision du monde qui reste fondamentalement inégalitaire et extractiviste. Entre autres. Oui je sais, je ne suis pas tendre mais figurez vous que j’en ai côtoyé pas mal et que je ne suis pas totalement exempte de certains de ces travers moi-même.
- Étant moi-même porteuse d’un handicap, le fait d’émettre l’hypothèse d’un handicap chez l’autre n’est pas un reproche ni un jugement.
- Ca me rappelle les questions que je me posais aux confins de la Patagonie Argentine à propos de mon compagnon : est-ce que le type que j'aime ne serait pas aussi bêtement macho ?
Ou alors les gens sont partis précisément au moment où la clarification des besoins du projet a été faite (après deux ans de durs labeurs à ce sujet). Et que le principe de réalité et le rêve n’étaient plus compatibles. Pauvre Isabelle, je te souhaite de te réparer un jour de ta victimisation pathologique.
Rédigé par : Stéphanie Gabillet | 23/06/2024 à 20:54
@ stephanie :
Je lis que tu es convaincue que vous n'avez fait que "clarifier les besoins du projet". Moi j'ai plutôt vécu cela comme plusieurs virages à 90° dans des aspects du projet qui étaient sensibles pour moi.
Différences de vécu, différences de langage.
C'est en pratiquant les décisions et arbitrages pour de vrai qu'on voit concrètement ce que chacun chacune met derrière "collectif", "coopération", "gouvernance partagée", "non capitalisme", "résilience" etc... IL n'y a pas de tromperie, mais des trajectoires différentes qui nous font approcher ces notions vagues à partir de points dissemblables. Les périodes d'inclusion servent à cela.
En revanche j'ai vraiment du mal à croire à ta clarté d'esprit quand tu qualifie ma position de victimisation pathologique. Si un jour tu as des doutes sur ta propre position, et envie de soutien pour relire les effets sur toi et sur les autres de la domination systémique (même si involontaire) qui me semble consubstantielle à ce projet, je ne suis pas loin, nous pourrions en parler.
Rédigé par : isabelle | 24/06/2024 à 01:20
On en parlé maintes et maintes fois, Isabelle.
Ton prisme reste le même. Le mien aussi.
Rédigé par : Stéphanie | 24/06/2024 à 14:42
@Stephanie: je ne te propose pas de parler de choses dont nous avons déjà parlé, mais de tes doutes éventuels sur ta position dans cette équation, si un jour tu en as. Je serai là ce jour-là si besoin. Je t'embrasse.
Rédigé par : isabelle | 24/06/2024 à 20:50
Bonjour Isabelle,
Tu parles de virage à 90°, de "tromperie". Il est dommage qu'il ait fallu attendre 2 ans pour questionner les fondateurices sur ce qu'ielles mettaient derrière tous ces mots. Quelle déresponsabilisation ! Nous avions nous aussi un rève, celui du partage de la charge du développement de ce projet. Nous avons aterri face à la réalité et évoluons au gré de cette expérience dans notre vision de ce qui est "possible" à Brangoulo. Je ne désespère pas de trouver des associés qui engagent leur responsabilité dans ce projet. Oui, ca me met en colère de ne pas être rejoint dans le portage de ce projet par des personnes qui affichent vouloir le co-construire, et je le fais savoir. Certains diront que je n'ai pas laissé la place, d'autres qu'elle n'a pas été prise... chacun se raconte la petite histoire qui rend les échecs narcissiquement plus supportables. Nous continuerons à construire ce projet, et tachons par cet incessant travail de clarification de ne pas faire de "promesse" et d'offir un tableau lucide sur l'engagement que nous pensons nécessaire pour nous rejoindre. Nous tachons d'être constructifs.
Bonne continuation, je te souhaite de trouver ou de (co-)créer l'endroit qui collera à tes rêves.
Rédigé par : le fondateur du collectif de Brangoulo | 30/06/2024 à 09:54
@Alex : je suis touchée que tu aies pris la peine de m'écrire.
Si tu relis attentivement, tu verras que je fais justement l'hypothèse qu'il n'y a PAS tromperie. Je crois que nous errons toustes entre un idéal et la réalité, entre nos aspirations et nos programmes culturels qui agissent à travers nous.
Contrairement à ce que tu affirmes, j'ai bien tenté de vérifier ce que tu mettais derrière les mots, lors de l'échange visio en janvier 2022 qui a précédé mon arrivée. Lors de cet entretien, j'avais eu le sentiment que nous étions raccord sur quelques dimensions essentielles, car tes propos sont bien rôdés, tu es intellectuellement très agile et rapide.
Et puis je suis allée de surprise en surprise. Des virages, j'insiste, notamment en matière de capital et de gouvernance. Des notions mal maîtrisées, comme consentement, coopération, coconstruction. Des choix que tu as fait seul et je j'ai trouvé incohérents. Et des comportements sociaux problématiques.
Tu ne montre pas d'intérêt pour ma vision des choses. Pourtant personne n'a à la fois mon expérience en général et ma connaissance de ce projet en particulier. Si un jour tu as envie qu'on en parle, je ne suis pas loin.
Rédigé par : isabelle | 30/06/2024 à 11:08