Un de mes patrons, anglais, charismatique et ambitieux, avait pour habitude d’illustrer sa notion des différents niveaux d’engagement en comparant les situations respectives de la poule et du cochon dans l’œuf au bacon du petit déjeuner. « La poule est concernée (involved), le cochon est impliqué (committed) », disait-il. J’avais la naïveté à l’époque de sourire d’un air entendu à ce "bon mot", mais ce n’est que plus tard que j’ai commencé à saisir vraiment la portée de la comparaison.
Comme beaucoup d’entre nous, membres privilégiés de sociétés prospères, j’ai longtemps vécu et mangé en omnivore sans songer à l’acte de tuer qu’implique la consommation de viande. Je n’ai jamais su où était l’abattoir le plus proche de mon domicile, je n’ai jamais sentir l’odeur qui s’en dégage, je n’ai jamais vu ni entendu les animaux stressés à l’approche de la fin. Je n'avais aucune pensée douce envers les humain-es qui accomplissent cette tâche pour nous en dispenser. Les histoires de lapin dépiauté comme on retire un pyjama me laissaient juste un petit frisson. On ne voyait pas encore d'images des usines à viande qui parlent aussi des conditions d'élevage, donc je n'y pensais pas non plus.
La petite pêche côtière, que je pratique depuis l’enfance, ne m’approchait pas de la conscience dans laquelle je suis aujourd’hui. Un maquereau était réjouissant, surtout accompagné d’assez de ses confrères pour satisfaire tout l’équipage. Il y avait juste quelques centaines de grammes de vie dans ces bêtes-là ! Bars, dorades et cabillauds dépassant le kilo n’étaient que de « belles prises », encore plus réjouissantes. Et puis je me suis retrouvée, par le biais d’un équipement plus sérieux et du hasard des paramètres de navigation, avec mon premier gros poisson au bout de la ligne, un thon, inaugurant une série de prises de plus de dix kilos: thons, espadons, dorades coryphènes, série étalée sur plusieurs années de voyage en mer. Ces animaux sauvages se débattaient vigoureusement avant de se livrer, gagnaient parfois la bataille d’usure au bout du fil, et j’avoue, faisaient vibrer la prédatrice en moi, dont j’assumais l’existence. Début de conscience. Gratitude a chacun pour ce don de chair.
En Argentine, j'ai entendu un ouvrier d'abattoir d'usine à viande parler de mille vaches par jour. Mille vaches à qui il donnait le coup de matador lui-même, quand il était à ce poste: cent vingt cinq par heure, deux par minute.
En Uruguay, j’ai vu un jour le regard brûlé d’un porcelet que j’avais nourri l’avant-veille, servi en festin à une équipe de réparation de serre. Choc de comprendre pourquoi les porcelets mâles de la ferme n’avaient pas de prénom, alors que les petites femelles avaient déjà le leur. Je n’avais pas assisté à sa fin, qui s’était déroulée un jour d’absence.
Quelques mois plus tard, aux Açores, un fermier amateur ayant beaucoup d'affection pour ses poules ne pouvait se résoudre à les tuer lui-même et avouait les emporter chez un volailler le moment venu pour qu'il les tue à sa place. Il en parlait avec une légère gène, évoquait sa propre incohérence, mais aussi ses limites. Alors, méditant sur mes aspirations à l’autoproduction alimentaire et la place que pourrait prendre la viande dans mon alimentation, j’ai voulu expérimenter l’abattage de canards, de mes mains. Histoire de savoir comment ça se passe, de savoir si je pourrais assumer cet acte. Tenir dans mes bras l’animal avant sa mort et faire moi-même l’ensemble des gestes. Sanglots au premier, encore quelques larmes au second, voilà une tâche que je vais sans doute pouvoir incorporer dans ma vie, me suis-je dit. De temps en temps.
Le mois dernier, j’ai touché ma limite, je pense. C’était un agneau de huit mois, trente à quarante kilos, un regard déroutant. La veille, j’avais découpé et désossé son frère sans sourciller, la viande froide ne contient pas de vie. Je n’ai pas tiré la gachette moi-même mais j’étais là, engagée dans l’action d’un bout à l’autre, du champ au frigo. Émue, secouée, ni dégoutée ni effrayée, mais interrogative sur le droit que nous nous accordons ainsi à produire la viande à travers des vies d'animaux qui n'ont rien demandé. Il y aura certes bien du plaisir à manger les jambons, côtelettes, filets et saucissons d’agneau issus de ces animaux-là, élevés au pré, soignés à l'homéopathie, et caressés jusqu'au dernier instant.
Flexitarienne depuis plusieurs années, ma consommation de viande et poisson ne cesse de baisser. Il est devenu important pour moi de savoir d’où vient l'animal et dans quelles conditions il a vécu. Et fini de vivre. Alors, je pourrai sans doute le faire pour les miens, pour remplir une année de garde-manger, mais de préférence en groupe et sans doute pas plus d’une fois par an.
Et vous ? Mangez-vous de la viande ? Pourriez-vous tuer l'animal ? Si non, comment traitez vous dans votre tête celleux qui le font pour vous ?
tout est bon sans excès disait mon père. A l'échelle de la paysannerie de mes grands parents, un cochon et un ou 2 agneaux par an, nous sommes loin de l'industrialisation de l'élevage avec tous les dérapages que l'on voit aujourd'hui. J'ai tellement de fois vu faire mon père qui était boucher que je me sens capable de tuer et préparer un agneau. quand un animal a été traité avec respect et qu'il a bien vécu, que nous restons raisonnable dans notre prédation, alors je me sens en paix par rapport à ça. mais je mange très peu de viande aussi! Patricia
Rédigé par : patricia | 04/05/2022 à 13:04