J’ai commencé à lire « L’inexploré » de Baptiste Morizot. Je n’en suis qu’au premier tiers et déjà il a changé ma vie. Je me délecte à l’avance de finir de le lire et de le reprendre au départ pour tout relire, tant il est vrai que la première lecture d’un ouvrage ardu ne permet que de comprendre en gros de quoi il s’agit, alors que la seconde lecture et les suivantes permettent en détail de saisir et mémoriser.
Ce bouquin est arrivé entre mes mains un peu par hasard. Une interview publiée dans Reporterre en mai dernier, puis ses propos dans La Terre au Carré en juin ont retenu mon attention (1). Voilà encore un philosophe qui nomme des choses puissamment ! Voilà quelqu’un qui porte l’éclairage des éléments de notre situation sous un angle nouveau ! Oralement, il est clair, accessible, et oriente la pensées dans des directions jusqu’alors impensées. Puis la couverture magnifique de ce livre est apparue dans la photo d’un étal de libraire (2), qu’un ami m’avait envoyée pour me tenter. J’ai dit oui. A l’écrit c’est un peu moins accessible qu’en interview grand public, mais on a la possibilité de s’arrêter et reprendre la phrase, ou de glisser sur un paragraphe pour voir comment ça imprègne, glissement auquel il nous invite lui-même dans le préambule.
« Ce livre n’est pas un livre, c’est une carte. Et ce n’est pas une carte, c’est un atelier de cartographe, dans lequel, sous vos yeux, sont dessinées des ébauches de cartes. Et ce n’est pas un atelier, puisque nous sommes chaque fois sur le chemin : c’est le récit fait en direct des parcours d’exploration trébuchants d’un nouveau continent inexploré – qui n’est autre que la Terre vivante, mais qui a brusquement changé de nature sous nos pieds. »
La surface de la planète a beau avoir été complètement colonisée, cartographiée (3), il reste encore tant a comprendre du vivant. Surtout, le changement climatique et l’effondrement de la biodiversité sont en train de bouleverser ce que nous croyons certain dans ce domaine. Les espèces changent de comportement, les saisons s’altèrent subtilement et ça suffit pour changer les grands cycles végétaux et nous replonger dans de l’inconnu, de l’inexploré.
Moi qui ai choisi de m’engager dans la question vertigineuse de savoir ce qu’on mangera dans vingt ans (4) et comment on le cultivera, je me sens entendue et compris par ce philosophe-là. Personnellement entendue et comprise. Peut-être que je me trompe d’échelle de temps, peut-être que c’est pas de mon vivant que la question se pose, mais l’humanité va vers l’incertain en matière climatique et en matière d’énergie, et l’incertain, ça appelle l’exploration. Non ?
Plus profondément, ce livre m’invite à revisiter mon parcours, l’histoire de ma vie (une fois de plus) et réaliser combien le goût de l’exploration a orienté beaucoup de mes choix.
Issue d’une famille à tendance dissidente, mais bien enracinée dans la bourgeoisie tout de même, j’ai comme mené en parallèle deux vies, l’une consistant à rester dans le cadre et l’autre consistant à aller voir ailleurs. Le tout entremêlé, successivement, ou simultanément. Une part de moi, que je commence à bien chérir, aime le nouveau, l’aventure, l’ailleurs, les rencontres, l’intensité, l’incertain. C’est elle qui m’a fait choisir d’aller au lycée technique plutôt qu’au lycée classique, et quelques années plus tard, c’est elle qui m’a fait sauter à pieds joints dans la toute nouvelle filière plasturgie qui s’ouvrait au sein de la très conforme école d’ingénieur que j’avais intégrée. Elle encore qui ne voyait pas d’anomalie dans mon projet de devenir consultante sans avoir au préalable fait mes armes en entreprise, comme mes oncles me le suggéraient. Avec ce choix, ne leur déplaise, j’ai emmagasiné dans mes jeunes années professionnelles une somme d’expériences incroyable. J’étais bien consciente de l’anomalie, de la part d’esbroufe que ça comportait et du coté clandestin de ma situation, mais je ne voyais pas comment conduire autrement mon parcours professionnel. La voie naturelle ouverte en principe aux jeunes ingénieurs fraîchement diplômés, ayant refusé de s’ouvrir pour la jeune ingénieure que j’étais (5) je n’allais tout de même pas m’inscrire au chômage !
Lorsque je me suis en apparence « rangée » dans l’industrie en tant que salariée après quelques années comme consultante mobile, ma compulsion pour les pas de cotés est restée bien vivante. J’ai repris les études en parallèle pour aller voir ce qu’il y a au-delà de la technique, dans les fonctions de gestion de l’entreprise. J’ai choisi un cours par correspondance anglosaxon de très bon niveau, pour lequel je me suis levée une heure plus tôt chaque matin pendant deux ou trois ans, pour étudier. Il y avait tant de matières intéressantes dans ce cursus ! Puis, une fois mon diplôme obtenu, je me suis lançée dans une autre formation, un autre cursus nouveau et passionnant pour moi, en psychologie sociale et communication (6). Mon profil et mon goût pour la transdisciplinarité se sont traduits par une trajectoire d’apparence erratique dans la grosse mutinationale qui m’a hébergée pendant près de dix ans. De fonctions qualité et bureau d’étude j’ai bougé vers la co-direction d’usine, puis vers la logistique à grande échelle, pour mettre en place des pratiques révolutionnaires en matière de pilotage et de gestion. Lorsque notre géant de l’industrie a été mangé par un encore plus géant que lui, j’ai compris que mes jours de dissidente étaient comptés et que les choses allaient se durcir (7) mais j’ai choisi de rester pour être la petite souris qui a le privilège de voir de l’intérieur comment se passe la fusion – absorption de deux géants. Mon dernier poste dans cette boite a été encore une fois un truc improbable. Une vingtaine de pionier-es ont été envoyé-es à Chicago pour former un « groupe de choc » (8) mandaté pour améliorer les processus en utilisant intelligemment les statistiques, chose que je savais faire depuis mes années de consultante du début de carrière. Alors, pour ne pas refaire quelque chose que j’avais déjà exploré, j’ai choisi des processus à contenu beaucoup plus humain que technique et je me suis retrouvée à faire plus d’efficacité collective que d’efficacité des processus industriels. Ca n’a pas gếné mon chef qui n’était pas dupe que je faisais autre chose que ce que j’étais supposée faire mais la part de moi qui savait se montrer conforme aux attentes rendait des rapports chiffrés tout à fait pertinents et convaincants. Ça en a gêné d’autres, qui ont voulu ma peau et ont fini par l’avoir.
Lorsque j’ai quitté l’industrie, c’était pour ne plus jamais redevenir salariée. Je trouvais que j’avais suffisamment exploré cette voie-là, je m’étais prouvée que j’en étais capable, j’étais rassasiée de cette excitation que procure le fait de prendre des décisions à gros enjeux, j’avais envie d’autre chose. Et entretemps j’avais divorcé, ce qui me rendait des marges de manœuvre pour la conduite de ma vie professionnelle. J’ai redémarré à zéro une activité de consultante, non plus en approche Qualité, comme à mes débuts, mais en utilisant mes compétences d’ex-managère et d’Analyste Transactionnelle certifiée dans le champs des Organisations. Développement d’un style d’intervention, d’une clientèle, puis co-création d’une petite boite avec des consoeurs-confrêres, ça semblait une trajectoire de nouveau rangée, dans laquelle j’aurai pu rester jusqu’à la fin de ma carrière comme l’envisageaient mes associé-es. Mais une rencontre amoureuse m’a détournée de ce nouveau risque d’enlisement pour me lancer sur le projet « grand voyage », qui a occupé sept années de préparation en parallèle au travail de consultante et débouché sur six années d’aventure exceptionnelle sur l’eau, dont trois saisons aux confins de la Patagonie sauvage. Quelqu’un arrive à suivre ? Pas trop le tournis ? Moi-même à me relire je prend une nouvelle mesure de ce qu’a été ma vie, de ce qu’elle est, sous un éclairage nouveau. J’ai cru exercer des métiers, je n’étais peut-être qu’intéressée à savoir ce qu’ils avaient dans le ventre.
Le voyage a lui aussi été une affaire duale, je l’ai préparé comme si j’allais pouvoir faire une thèse d’anthropologie des populations littorales soumises à l’érosion côtière, ce qui est une manière totalement inédite de concevoir un grand voyage en voilier. Et, alors que je ne le prévoyais pas, je me suis retrouvée quasiment cartographe de recoins du monde encore non décrits avec la précision nécessaire aux navigateurices à la voile.
La dualité enracinement – exploration est plus que jamais à l’oeuvre dans ma vie depuis mon retour en France. Je me raconte que je veux produire la nourriture pour découvrir finalement que c’est la nourriture de dans vingt ans qui me préoccupe, dès lors que j’ai compris comment produire la nourriture de l’an prochain. Je me raconte que je veux pratiquer l’agriculture de restauration des sols, mais je pratique en réalité une agriculture semi-nomade, qui consiste à lancers des cultures à plusieurs endroits selon mes déplacements, à surfer sur les saisons pour honorer mes rendez vous avec les récoltes et à m’appuyer sur un vaste réseau connecté par internet pour partager mes apprentissages et des semences. Transporter mes semences et mes jeunes arbres est donc en train de devenir un exercice rôdé, et planter des systèmes arborés comestibles pour autrui, pour l’avenir, pour les générations futures, n’est pas qu’une vision romantique des choses. C’est une réalité tangible qui se traduit pour moi par des deuils, lors des au-revoirs aux arbres que j’ai plantés et que je ne verrai pas grandir. Je m’engage dans un cursus d’installation agricole en production végétale et je me retrouve à dépecer des moutons, à monter des enduits en terre crue et à faire des paniers en osier. Je me raconte que je veux vivre une aventure collective d’écohameau, et je découvre qu’une seule ne suffit pas, car force est de constater que je me trouve depuis trois ans systématiquement engagée dans plusieurs projets collectifs en même temps. Il y a tant de manières différentes de s’organiser, de prendre des décisions, de mutualiser, d’inventer un autre vivre-ensemble !
Il est peut-être temps que je voie ma vie comme ça, sous cet angle-là. Comme une perpétuelle quête de nouveaux territoires, groupes, pratiques, savoirs, à explorer. Ce qu’il y a de réjouissant pour moi aujourd’hui à faire ce constat, c’est que, autant dans ma jeunesse il planait un soupçon d’instabilité et de non fiabilité dans ce type de trajectoire, autant, de nos jours, la capacité d’adaptation, l’agilité au changement, la mobilité, la souplesse sont des qualités et des expériences qui ont à mes yeux une grande valeur. Ce sont des atouts pour aborder les temps difficiles ou complexes qui nous attendent. C’est un rapport au monde moins assuré et bâtissant que ce qu’on attend généralement dans le milieu dont je suis issue, ou que ma progéniture pensait obtenir de moi. Mais tout compte fait, c'est peut-être un exemple dont je puisse être fière. Je suis contente de me réconcilier avec ces aspects de ma vie que je ne savais pas trop comment considérer, je suis heureuse de m’accepter aventurière (9), et je suis reconnaissante à Baptiste Morizot de mettre autant de profondeur philosophique et pragmatique dans cette notion.
- https://reporterre.net/Baptiste-Morizot-Le-vivant-n-est-pas-une-petite-chose-fragile-mais-un-allie et https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/la-terre-au-carre/la-terre-au-carre-du-lundi-12-juin-2023-2462711
- L’ami Paul participait à la dernière univershifté (Université d’été du Shift Project de la bande à Janco). J’en profite pour le remercier encore une fois de ce précieux cadeau.
- Pas tout à fait tout de même. Mais les zones encore non cartographiées sont réduites à peau ce chagrin, comme on dit.
- Dans vingt ans, c’est à dire avec moins de pétrole a mettre dans les tracteurs et dans les engrais et avec plus d’instabilité climatique.
- A une époque ou le chômage des jeunes ingénieurs diplômes n’existait pas encore, j’ai écrit une bonne centaine de candidatures, été convoquée à trois entretiens d’embauche et n’ai reçu aucune offre d’emploi salarié. J’ai appris plus tard que le profil « femme » était un handicap éliminatoire dans le monde très masculin de la plasturgie à l’époque. Il n’est pas certain que j’aurai tenu compte d’un avertissement, ce risque m’eût-il été signalé.
- En Analyse Transactionnelle.
- Quand on vend une boite plus cher que ce qu’elle vaut vraiment grâce à la pressurisation des équipes pour produire des résultats financiers apparents exceptionnels juste avant le deal, forcément, après, une fois dégrisés, les acquéreurs en veulent pour leur pognon, donc ils pressent encore plus fort.
- Les anglo-saxons ayant le sens du marketing professionnel, et pas le sens du ridicule, ces pionniè-r-es ont été appelé-es « black-belts », les « ceintures noires ».
- Merci aux séances de coécoute qui m’ont ouverte à cette perception-là.
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