La méditation annoncée sur mon rapport à la rusticité tarde à prendre forme. Ce n’est pas faute d’y consacrer du temps, depuis plusieurs années. Mais j’ai du mal à écrire, à formuler explicitement ma pensée. Crainte de dire des évidences, de me vautrer dans les idées reçues, de paraitre donner des leçons, ou de me dévoiler terriblement naïve ? Il y a deux ans j’ai à peine effleuré le sujet, dans une réflexion théorique sur le rapport de l’espèce humaine au confort. Il y a quelques mois je parlais d’une femme qui avait choisi, pour elle-même et pour ses deux filles, de renoncer au Confort Moderne. Ce que j’aimerai faire maintenant c’est parler de mon propre rapport à la rusticité, de manière concrète.
Les ambivalences que recèle ce sujet pour moi sont sans doute pour quelque chose dans ma difficulté. Au quotidien, je suis encore trop souvent - à mes yeux - tiraillée par mon ras-le-bol des aspects rustiques de notre mode de vie actuel bien que je ne ressente aucune aspiration à retrouver mon niveau de confort bourgeois d’antan. Ce « trop souvent » fait-il référence au fait que j’aimerai mieux vivre mes inconforts, mieux les accepter, ou bien que j’aimerai avoir une vie plus confortable ? Sans doute un peu des deux… Suis-je donc encore si chochotte pour trouver pénibles ces « petites » choses qui me font pester parfois ? Cette ambivalence-là vient du fait que mon cadre de référence est en train de changer, j’évalue mes conditions de vie encore bien souvent par rapport à l’échelle standard de l’occidentale prospère que j’ai connue pendant quelques décennies, mais une autre trame prend progressivement la place comme cadre de référence, sous l’influence de nos fréquentations de ces années d’itinérances. Car nos fréquentations sont très différentes de celles que j’avais en France. Les gens avec lesquels nous avons noué lien, proximité, les amis d’itinérance avec lesquels nous avons passé du temps pour le plaisir, avec qui nous avons partagé un moment de cuisine, de pêche, ou de bricolage et de longues heures de bavardage, les gens dont nous avons délibérément recherché la compagnie étaient bien souvent des gens modestes, voire très modestes. Et j’ai souvent été stupéfiée de la tranquillité avec laquelle ces personnes s’accommodaient du froid, de l’humidité, des coupures de courant ou d’eau potable, de logements minuscules et mal en point, de conditions à côté desquelles les miennes, celles-là même qui me font râler, sont encore fort luxueuses en maints endroits. Mon idée de la normalité par rapport à laquelle je pourrais évaluer si ma vie mérite le qualificatif de rustique se déplace considérablement dès que j’incorpore dans la normalité non plus principalement le groupe social dont je viens mais une portion plus significative de la population, ne serait-ce que de celle des pays développés. Sans aller jusqu’à prendre en compte la grande masse des habitants des pays pauvres, à côté desquels mon mode de vie reste scandaleusement opulent.
Voilà. Au tout début, c’est-à-dire avant le départ en voyage, pendant les années de préparatifs, c’était comme un jeu. Assembler minutieusement un bagage minimaliste pour quelques semaines de vie à bord. Renouer en souriant, tous les trois mois, avec l’eau de mer en cuisine, la pompe à pied substituée aux robinets, les deux maigres petits feux de cuisine, les espaces de rangement trop remplis, les corvées d’eau, de pétrole, de gaz, les limitations à la consommation électrique, la toilette au lavabo ou sous une douche publique. Quelque chose en moi savait que cette délicieuse situation de parenthèse était susceptible d’avoir une autre saveur lorsqu’elle serait permanente et que je n’aurai plus que très très très occasionnellement accès à un frigo, l’eau courante, une baignoire, du 220V, une voiture.
Voilà. Pendant les premières semaines et les premiers mois du voyage, c’était devenu un défi. Allez ma grande, il faut t’y faire si tu veux voyager en bateau. C’est le prix à payer. Ne me dis pas que tu n’es pas capable, d’autres ont supporté bien pire avant toi. Il régnait dans mon esprit une interdiction de chercher à améliorer les choses, je devais m’adapter à ce qui se présentait, sans chercher à contourner l’obstacle. Notamment sans chercher à alléger les inconforts avec des solutions que nous aurait procurées l’argent. Nous n’étions pas certains de la tenue dans le temps de notre budget, ignorant combien d’aléas coûteux allaient survenir sur notre chemin. Avec le recul, je réalise que je me privais même, sans vraiment l’avoir décidé, du plaisir de converser confortablement avec ma fille en acceptant l’idée – assez fausse, comme il s’est avéré par la suite - qu’une bonne connexion internet et un horaire souple étaient, techniquement et économiquement, hors de notre portée.
Voilà. Puis, c’est devenu une fierté. Raconter en rigolant les conditions de vie dans un si petit bateau, mal isolé, peu équipé et voir s’allonger les visages des occidentaux prospères, protestant qu’eux ne supporteraient jamais cela. Mais comme sur le coup je n’avais pas toujours rigolé – par exemple au cours des premiers mois dans le grand sud, quand j’ai découvert les ravages que peut faire la condensation nocturne sur les réserves de bouffe, les vêtements, les livres et le moral – la fierté se complétait d’une permission de tenter d’améliorer les choses, bien que seulement avec des solutions locales et pas chères. Les visages de certains locaux, eux, ne s’allongeaient pas vraiment. On avait plutôt droit à un petit hochement de tête compréhensif de la situation décrite (par exemple la température à bord au petit matin lorsqu’on séjournait près des glaciers) et un regard perplexe vis-à-vis de l’emphase un peu outrée avec laquelle mon homme exposait ce détail glaçant. So what ? Semblaient-ils signifier. On a fini par comprendre que dans leurs maisons mal isolées, ils ne chauffaient pas la nuit et donc se réveillaient le matin comme nous avec des températures inférieures à 10°C, voire 5°C, jusqu’à ce que le poêle à bois ronronne de nouveau. C’est à que j’ai commencé à faire très attention à mes interlocuteurs lorsque je parlais des inconforts de la vie en bateau.
Voilà. Petit à petit ça s’est constitué en évidence. Pourquoi prendre un taxi, même pas cher, s’il y a des bus, voire si on peut faire le trajet à pied ? Ce n’est qu’une question de temps. Faire le plein d’eau en quelques allers et retours d’annexe chargée de bidons. Remplir nous-mêmes nos bouteilles de gaz à partir d’une plus grande. Laver le linge à la main dès lors que l’accès à l’eau et le climat le permettent. Faire le pain, le jambon et les conserves de tous types, de toutes façons c’est tellement meilleur que ce qu’on trouve dans le commerce. Modérer la consommation d’eau potable, même quand elle est disponible au ponton. Etudier soigneusement tout achat d’équipement nouveau (navigation, cuisine ou autre), du point de vue du poids et du volume embarqués. Réparer nous-même ce qui s’abime, sauf nécessité d’outillage ou de savoir-faire pointu. Ne pas remplacer ce qui casse si on peut s’en passer (iPhone). La vie rustique est très économique, ce qui participe à la résolution de l’équation revenus-dépenses dont l’équilibre durable n’était absolument pas une certitude lorsque nous avons largué les amarres.
Je rappelle que cette évolution de mon rapport à la rusticité n’a été ni rapide ni linéaire, elle a été très progressive et toujours sujette à retours en arrière. Je garde quelques ambivalences, qui s’expriment encore aujourd’hui, dans la longue traversée retour pendant laquelle j’écris ce texte. Quatre semaines de vie penchée et bousculée d’une longue remontée de l’alizé de l’atlantique nord m’ont plusieurs fois amenée au bord du « plus jamais ça », sans doute à cause de la fatigue lancinante que génère le fait de devoir toujours s’agripper quelque part pour résister aux mouvements déstabilisants du bateau. Jusqu’à maintenant, nous n’avions jamais navigué plus d’une semaine consécutive dans ces conditions, nos épisodes de près dans la brise étant toujours entrecoupés de périodes de petit temps ou de vents portants, qui changent considérablement le confort quotidien en navigation. A contrario, j’ai renoncé sans broncher au côté pratique de l’utilisation de l’évier lorsqu’une fuite suintante de la vanne d’évacuation s’est avérée préoccupante pour notre sécurité. Faire la vaisselle dans le cockpit en puisant l’eau par-dessus bord avec un seau avait du sens ! C’était ça ou ne plus dormir, submergée par des cauchemars de voie d’eau galopante et d’évacuation du bateau dans le radeau de survie au beau milieu d’un océan. Et en même temps, je ressens aussi une sorte de sérénité à faire ma petite vaisselle sous les embruns et en luttant contre la gite et les soubresauts pour ne pas perdre mes couverts. Oui c’est une des conséquences du choix de vie de voyage en voilier, que d’avoir à subir les effets de la mer et du vent, me dis-je. Mais alors, qu’est-ce qui différentie ces deux types d’inconfort pourtant si proches au point que l’un des deux m’arrache des grimaces et l’autre carrément un sourire ? Quelque chose de ténu et de très personnel. L’idée que je me fais aujourd’hui de la limite de l’acceptable pour moi. Une semaine de « shaker », ça va, trois semaines, bonjour les dégâts. La vaisselle dans le cockpit ça va, tant que les intempéries restent tropicales ou presque. (1)
Cet exemple permet de souligner une prise de conscience. Je m’observe sans complaisance tergiversant face à certains renoncements, et il me semble parfois que les progrès que j’ai faits sur le chemin d’un train de vie plus soutenable sont encore bien fragiles. Pour autant, je ne voudrais pas les perdre, j’aimerai même pousser la radicalité un cran plus loin, tant j’y vois de bonnes raisons idéologiques et pragmatiques. Il va me falloir écrire, bientôt, quelques lignes à propos de chacune ces voies de renoncement relatif : l’eau, l’énergie, l’espace, l’électroménager, les transports, les matières plastiques et nous verrons bien quoi d’autre émergera au fil de l'écriture (2). Car ce que j’évoque là, c’est qu’après la déconstruction de la croyance en une élévation perpétuelle du standard de vie comme une chose naturelle, anthropologique, je suis arrivée à une nouvelle « évidence » , une nouvelle « croyance », une conviction solide : il existe un niveau de confort bien inférieur au Confort Moderne Occidental qui me serait parfaitement acceptable, y compris pour une durée indéfinie. Même lorsque j’aurai – prochainement - retrouvé la vie sédentaire sur le sol Français, je ne serai pas condamnée à rejoindre et suivre docilement de nouveau (3) le grand mouvement d’élévation perpétuelle du standard de vie qui semble évident à tant de gens de par le monde.
(a suivre…)
1. C’est cette question de la limite acceptable de rusticité qui a conduit les constructeurs de voiliers de voyage, désireux d’étendre leur clientèle aux retraités prospères aspirant à la vie merveilleuse en voilier mais tout de même sans perdre trop de confort, à concevoir et équiper leurs haut de gamme de caractéristiques et accessoires destinés à effacer un peu les effets de la mer et du vent pour les habitants.
2. Une contribution de lecteurs serait la bienvenue. Quels sont les dimensions du confort moderne à vos yeux ? Lesquelles comptent le plus pour vous ? De quoi vous passeriez-vous aisément ?
3. Moi aussi j’ai eu mes années de docilité à ce système de pensée.
Bonjour Isabelle, je reprends donc tous tes textes que j'avais laisser...ce texte comme bien d'autres résonnent chez moi. J'ai vendu mon bateau-logement pour un retour à la terre, à la culture, au partage d'espace et de connaissances....pas encore trouvé l'écrin mais je fais confiance au cosmos....une coquille dans ton texte, je pense que tu as oublié un mot "C’est à x que j’ai commencé à faire très attention à mes interlocuteurs lorsque je parlais des inconforts de la vie en bateau." à bientôt en vrai peut-être Bizz Patricia
Rédigé par : patricia | 23/08/2019 à 10:48