Ça y est, c'est signé, j'achète un terrain agricole ! Même si j’y songe depuis deux ou trois ans, ça fait bizarre quand ça prend forme tangible. Sans enracinement dans le monde paysan, j’avance en terrain inconnu, mal connu, méconnu, j’en suis consciente. Moi qui trouvais casse-cous les gens qui achètent un bateau de grand voyage avant d’avoir appris à naviguer, me voilà faisant l’acquisition d’une terre après avoir tout juste commencé à apprendre à cultiver ! Ils font un sacré pari, ceux qui deviennent propriétaire d’un bateau avant d’être bien certains du compagnonnage avec leur estomac secoué.
Mon pari à moi est ailleurs. Plus loin dans le temps et en dehors de moi. Le constat de ma propre dépendance aux productions agricoles d’autrui et une lecture de la conjoncture mondiale m’ont conduite à me poser des questions : Comment mangerons-nous quand le pétrole sera devenu rare et cher ? Où fera-t’il bon vivre si les états adoptent des régimes totalitaires quand les grandes migrations climatiques et alimentaires bousculeront « pour de vrai » le vieux continent ? Quelle planète, quelle société, quel héritage laissons-nous à nos enfants ? Le vertige de ces questions, nous sommes nombreux à le vivre, mais peu d’entre nous ont du temps pour y réfléchir, encore moins nombreux sont ceux qui disposent de marges de manœuvre comme les miennes. Un privilège. Du temps pour penser, de l’argent à investir (1). Du temps pour penser et du temps pour planter, car la nourriture, ça ne vient pas tout seul dans le monde actuel. Pour que ça vienne tout seul il faut des forêts bien composées, et ces forêts ne poussent pas en un jour. Voilà le principe de ce projet. Investir l’argent des parents dans le sol, consacrer les dix prochaines années à planter des arbres et apprendre à cultiver sans pétrole (2). Composer au fil des ans un héritage matériel et immatériel pour la génération suivante, différent de celui auquel mes origines auraient normalement conduit.
Pourquoi aux Açores ? me demandent presque tous ceux à qui je parle de mon projet. Et leur question signifie : Pourquoi si loin au milieu de l’océan Atlantique à plusieurs jours de mer des côtes du Portugal ? Le climat va changer et je fais le pari que ces îles volcaniques entourées d’un grand océan amortisseur d’écarts thermiques seront moins durement affectées que notre territoire continental. Moins de froid en hiver, moins de sécheresse en été. C’est déjà le cas sous les conditions actuelles, il ne gèle pas en hiver et les étés sont bien plus supportables que les canicules subies par le continent ces dernières années. Je fais l’hypothèse que cet « avantage océanique » va durer dans le temps, même si le courant du Gulf Stream vient à modifier sa trajectoire.
C’est une histoire de long terme, voire de très long terme. Le climat ne va pas changer du jour au lendemain. Je n’aurai peut-être pas besoin moi-même de la production alimentaire que je compte installer. Par ailleurs je ne compte pas vivre à plein temps aux Açores avant de longues années. J’ai cinq ans d’éloignement à rattraper avec mes enfants, ma sœur et sa famille, mes ami(e)s et j'ai aussi envie de continuer mes apprentissages dans ma langue natale, après mes débroussaillages en espagnol puis en anglais.
Le talon d’Achille de mon projet c’est le même que son point fort, c’est l’océan. L’océan à enjamber à chaque fois que je voudrais aller travailler et expérimenter la vie sans pétrole sur ma terre azoréenne, alors même que j’aimerai éviter de (re)mettre l’avion à une place récurrente dans ma vie, et qu’il n’existe pas de service maritime de transport de passager entre le continent et l’archipel. L’équation n’est pas impossible à résoudre. Pour traverser une ou deux fois par an, pour aller passer quelques mois là-bas, il y a le bateau-stop auprès des voiliers. J’ai des compétences de marin qui peuvent me faciliter la tâche de trouver un embarquement. Mais certains soins à la terre et aux végétaux ont plus de chance de réussir quand on les fait à la bonne saison, n’est-ce pas ? Le calendrier de traversée des vacanciers navigants ne va pas forcément concorder avec les besoins de mes petits arbres.
Et puis il y a mes proches, qui hésiteront à venir voir mon jardin-forêt en prenant l’avion. Alors je fais un autre pari, à long terme lui aussi. Celui de l’ouverture d’un service de transport de passagers à cout raisonnable, sur les cargos qui font la navette entre Lisbonne et Ponta Delgada toutes les semaines. Je vais tenter d’œuvrer personnellement sur cette voie mais quelles sont les chances pour qu'une simple particulière, étrangère de surcroit, parvienne à influer sur la politique de continuité territoriale d’un pays ou sur la stratégie métier d’une compagnie de cargo ? Pas gagné, mais j’y crois quand même. C’est le sens de l’histoire qui me susurre ça.
- Symboliquement, je me raconte que l’argent en question provient de la génération d’avant, celle des trente glorieuses, celle de l’explosion de la consommation de marchandises et d’énergie, celle du premier choc pétrolier.
- Pas seule, bien sûr. En compagnonnage avec d’autres, des gens qui savent ou des gens qui cheminent.
"Alors je fais un autre pari, à long terme lui aussi. Celui de l’ouverture d’un service de transport de passagers à cout raisonnable, sur les cargos qui font la navette entre Lisbonne et Ponta Delgada toutes les semaines. Je vais tenter d’œuvrer personnellement sur cette voie mais quelles sont les chances pour qu'une simple particulière, étrangère de surcroit, parvienne à influer sur la politique de continuité territoriale d’un pays ou sur la stratégie métier d’une compagnie de cargo ? Pas gagné, mais j’y crois quand même. C’est le sens de l’histoire qui me susurre ça."
En complément de ce que je t'ai déjà écrit en privé, je trouve ce pari tout à fait sensé et je t'encourage à persévérer !
A bientôt sans doute en vrai !
Rédigé par : Flora | 05/12/2019 à 12:13
@ Flora : je viens justement d'écrire à la Direçao Regional Dos Transportes pour leur demander si ça faisait partie de leurs idées à long terme ou pas.
Parce qu'en fait j'ai découvert un autre talon d’Achille de mon projet, qui me fait douter énormément de la pertinence de mener cet achat à son terme, bien que je sois déjà engagée par l’acompte de 20%.
Alors je revisite tous les aspects du projet avant la signature finale.
Rédigé par : isabelle | 05/12/2019 à 21:11