J’ai présenté le mois dernier ma démission du rôle de Présidente de la SAS Coopérative de Rangarnaud, après avoir exercé ce rôle pendant seulement neuf mois ! Ça m’a pris comme ça brusquement, dans un moment de ras-le-bol assez large, un moment ou j’ai évoqué mes limites, ma fatigue de l'invisibilisation chronique des tâches et de la charge mentale que je porte.
Une amie me rappelait récemment que pour nous autres, personnes formées aux relations humaines, il est absolument évident qu’un collectif ne peut pas fonctionner sainement durablement s’il n’y a pas une dose suffisante de reconnaissance, de gratitude, de joie partagée, bref de trucs positifs qui circulent entre les membres, car les trucs positifs sont le carburant de l’élan et un excellent traitement préventif des conflits. Mais il semble que ce groupe-là ne le sait pas, ou alors ne le sait que théoriquement et n’a pas la pratique, pas le réflexe, pas l’habitude. Alors je me retrouve souvent seule, à saluer les avancées, signaler les succès et porter un toast à telle ou telle étape ou récolte. C’est une des difficultés de ce collectif. Ielles le reconnaissent. J’ai presque parfois l’impression d’embêter les autres, de radoter, d’exercer une sorte de pression pour qu’on se réjouisse ensemble, et ça ne m’est pas agréable, sensation de ramer, un peu.
Par ailleurs, la naïveté et une implication trop légère et trop discontinue dans la production de légumes à mes cotés pour en mesurer l'ensemble, leur fait, chacun son tour, à petite dose individuelle innocente qui fait une grosse dose collective inconsciente, m’infliger des moments désagréables. Des comparaisons déplaisantes avec la production agricole d’autres jardins, plus anciens et souvent cultivés avec travail du sol et intrants. Des insatisfactions plus ou moins explicites à propos des quantités produites, exprimées après la récolte, c’est à dire dix mois trop tard. On me signale plusieurs fois que tel foyer de nos amis « n’achète jamais de légumes, et pourtant ils sont débutants », impliquant qu'il serait facile d'arriver à l'autonomie en légumes (1), ce qui déclenche en moi un doute désagréable et la fatigue d'avoir à mener l’enquête pour savoir de quoi il en retourne vraiment. Et autres petites marques d’un centrage sur la performance apparente sans égard pour le travail de fond ni pour l’ampleur de la tâche. Un soir où les propos avaient été directement dénigrants pour l’état actuel du potager et oublieux de l’historique et des choix collectifs faits des mois auparavant, mon vase a débordé, j’ai eu envie de laisser tomber, de lâcher complètement le rôle de coordinatrice de la production agricole et de les laisser de débrouiller, pour voir si c’est si facile.
Mais je ne vais tout de même pas laisser les parcelles partir à l’abandon justement au moment où le sol commence à bien répondre aux doux soins qu’on lui donne depuis deux ans. Prise entre l’envie de lâcher et l’envie de ne surtout pas perdre la fertilité gagnée, j’ai imaginé un intermédiaire. C’est une sorte d’ultimatum que j’ai posé à l’équipe : soit on trouve des modalités qui soient satisfaisantes pour moi aussi, soit je ne m’occupe pas des légumes l’an prochain. Un peu violent, je l’admets, mais je n’avais pas les moyens de faire plus doux ce jour-là, après une nuit à me ronger. Le moment de prendre cette décision est en fait tout à fait opportun. Dans les semaines qui ont suivi, j’ai élaboré des alternatives sur lesquelles je leur ai proposé de réfléchir et se prononcer afin que les choix soient clairs et partagés.
Mais sur le moment, poser l’ultimatum, dire à quel point les réactions négatives non contrebalancées par des commentaires positifs m’affectaient dans la durée, n’était pas tout à fait suffisant pour me soulager de ce raz-le-bol. Car dans le vase, il y avait en sus une grosse dose de contrariétés non agricoles, des contrariétés liées à mon rôle de Présidente honorifique-mais-néanmoins-administrativement-réelle. Un rôle dans l'exercice duquel les interactions avec la banque choisie par le collectif (2) se sont avérées, conformément à mes pires craintes, chronophages, usantes pour les nerfs et déprimantes depuis des mois. Une présidence sans pouvoir, comme il est défini dans nos statuts, n’est pas une présidence sans devoirs, comme on pourrait le croire. Ma très haute sensibilité aux comportements abusifs du Crédit Prétendument Coopératif remonte aux longs mois pendant lesquels ils m’ont harcelée en tant que cliente particulière, puis finalement virée, à l’issue d’un bras de fer sur la légalité de leurs exigences en matière de documentation fiscale. En acceptant le rôle de Présidente à l’issue d’un processus d’élection sans candidat, je n’avais pas suffisamment pesé que le cauchemar des abus bancaires allait recommencer. D’où ma démission du rôle de présidente, que j’ai présentée dans la foulée de l’échange sur le plan de culture, pour faire bonne mesure.
Là, à défaut de certitude sur le fait d’avoir été écoutée et entendue par le groupe, je me suis sentie écoutée et entendue par moi-même. J’avais ressenti mes limites et j’avais réussi à les verbaliser et à les transformer en options décidables. Dans les semaines qui ont suivi, j’ai ouvert la possibilité au groupe de changer de banque plutôt que de Présidence, option qu’ielles n’ont pas choisie.
L’avenir dira si ces gestes, que je reconnais plus violents que ce que j’aurai voulu, seront, au final, bien digérés par tout le monde. Ils ont été émancipateurs pour moi, en me libérant d’un carcan de sur-responsabilité. Je les espère émancipateurs pour le collectif, en lui permettant de grandir en conscience de ses modes de fonctionnement.
Et finalement, apprendre à reconnaître l'existence de limites en soi et à porter sur ces limites un regard affectueux est sans doute un cheminement indispensable pour intégrer avec joie l'existence de limites autour de nous. Celles des humains et celle des écosystèmes.
- Un philosophe m'a dernièrement prise de court sur cette question. Il affirmait qu'il est "très simple d'être autonome en légumes...", et avec un sourire il termine sa phrase "... il suffit de ne manger que ceux qu'on produit". Mais oui, c'est exactement ça. Faire produire à un potager non professionnel une diversité de légumes et des quantités semblables à ce qu'on a eu l'habitude d'acheter au marché toute l'année est un véritable tour de force, quasiment impossible. Décider qu'on n'achètera pas de légumes et qu'on se contentera de ce que le jardin produit est une toute autre démarche, qui fait peser la charge mentale dans la cuisine (s'adapter à ce qui sort du champ) au lieu de la faire peser dans le jardin (égaler la performance des systèmes professionnel). De fait, après quelques questions posées au jeune foyer en question, je découvre qu'en fait ils ne produisent que des légumes d'été et qu'en vérité ils consomment très peu de légumes. Évidemment, la proposition du philosophe implique une remise en question des habitudes alimentaires dont peu de gens sont capables après plusieurs décennies d'accès illimité à de la nourriture hypervariée, produite et stockée par autrui.
- L'apprentissage du processus de décision par consentement ne se fait pas du jour au lendemain. J'ai consenti successivement au choix de la banque puis quelques semaines plus tard au choix de la présidence, sans mesurer l'interaction entre ces deux consentements.
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