Le soleil cogne sur mes épaules parfois soulagées par un effet de brise. La sueur coule de mon front, c’est une journée particulièrement chaude, pour la Bretagne. J’aurai voulu démarrer la récolte à la fraîche mais il y avait le premier briefing chantier de la semaine, auquel je voulais participer pour rencontrer la nouvelle équipe de volontaires. Je me suis retrouvée au champ vers 10h, avec le projet de finir la récolte dans la matinée, parce qu’avec les chaleurs, le mûrissement s’accélère et je crains que les siliques de ma moutarde ne s’ouvrent trop spontanément. C’est la première année que je « réussis » à faire pousser de la moutarde à la bonne saison et en quantité significative. Donc, première année de récolte. Et, comme pour toutes les espèces que je découvre, j’aime bien observer de mes mains et yeux chaque étape du mûrissement. Une semaine trop tôt, il faut couper bas et faire des bouquets qui devront sécher. Passé un certain stade, il devient possible de simplement passer une main gantée le long de la tige et tirer plus ou moins fort pour arracher les siliques ou la tête entière. J’aime bien cette méthode, elle permet, contrairement à la coupe, de laisser la tige dans le champ. On économise aussi des geste en se baissant moins, car la plante bien développée a la bonne grâce de mettre ses grappes de gousses à hauteur de taille. Surtout, ce geste en contient deux : la récolte et le pré-battage. Dans la main qui tire, les siliques les plus sèches s’ouvrent et ce qu’on jette dans la poubelle ou le seau, c’est un mélange de graines libres, de fragments de siliques et de siliques non brisés. Pour peu qu’on écrase la poignée avant d’ouvrir le poing, les graines libérées qui se rassemblent au fond du récipient sont assez nombreuses pour constituer la part réservée à la semence de l’année suivante. Car il suffira de tamiser le résultat de cette récolte-pré-battue pour obtenir des graines à bon état de maturation, parfaites pour la semence. Le résidu de tamisage sera re-battu plus vigoureusement, pour donner la graine destinée à la cuisine.
Mes pensées ondulent au gré de mes gestes, s’attardant sur la sélection spontanée à laquelle mon corps procède avec le consentement de mon cerveau, lorsque je laisse tranquilles les tiges trop courtes ou trop couchées ou dont l’aspect semble maladif. Mes pensées m’invectivent, comme souvent, pour l’absurdité apparente de mon acharnement à cultiver et récolter sans machines. Il faudra plusieurs heures de travail manuel pour récolter les pauvres quarante mètres carrés de cette culture dont l’usage est purement condimentaire. Plus tard, c’est le temps de battage et vannage, que je trouverai absurde, bien que je les affectionne également. Est-ce que le temps de travail qui procure du plaisir doit être compté différemment ?
Oui mais. Une autre voix en moi, celle qui insiste pour tout faire elle-même à la main me tient un discours plus rassurant sur ma santé mentale. Il s’agit de me connecter à une société de basse énergie, plus manuelle, telle qu’elle était il y a quelques siècles ou millénaire et telle qu’elle est encore dans certaines parties du monde - car l’agriculture vivrière peu mécanisée est encore, il me semble, majoritaire à la surface de la planète - . Il s’agit d’appréhender comment la récolte se comporte, jusque dans les plus infimes détails. Comment la tige de la moutarde s’effrite si on la serre trop fort, une fois qu’elle est sèche, ce qui facilite ou complique l’une ou l’autre méthode de récolte. Comment l’épi de blé se détache de la tige sans se déliter, puis à quel degré de séchage la séparation de la balle et du grain se produit aisément. Comment les pieds entremêlées de lentilles se laissent rouler en boule quand ils sont encore verts, puis combien de semaines il faut profiter de chaque journée sèche pour les sortir au soleil afin d’atteindre le degré de séchage qui permettra un battage efficace, et la conservation pendant des mois ou des années.
Pendant l’exécution de ces gestes, mes bras évaluent le travail fourni. Dès que la pesée est possible, mon cerveau évalue l’efficacité du procédé. Quel serait le prix de vente si je voulais obtenir 5 euros de l’heure de rémunération ? Combien de jours de travail fourniraient combien de mois de consommation de cet aliment ? Suis-je prête à envisager cette masse de travail pour subvenir à mes besoins ? Suis-je prête à proposer ces tâches au collectif?
A travers ces gestes, je prends conscience de la valeur que j’accorde aux différentes cultures. Celles pour lesquelles je ne me lasse pas d’affiner ma perception et mon action, quitte à y passer une temps déraisonnable, et celles sur lesquelles je m’agacerai vite si ça s’avère trop fastidieux. Les premières et deuxièmes années de métissage, par exemple, ont droit à plus d’attention et de soin que les suivantes. A ce stade je ne veux pas perdre les possibles hybrides, indécelables sur la graine, qui ne se révéleront qu’à la culture suivante. Je pousse donc l’égrenage jusqu’au dernier grain, et je vanne avec précaution pour perdre le moins possible de graines à coté de la gamelle de réception. Je serai moins méticuleuse et plus stratégiquement patiente pour les cultures destinées à la cuisine. Attendre un séchage des lentilles abouti pour assurer un battage en une seule fois. Batte suffisamment le millet et ne pas y revenir, quitte à abandonner une partie des graines qui ne se seraient pas détachées.
Au delà de ma propre production semencière, l’idée est d’évaluer, année après année, la technicité et la main d’œuvre nécessaires pour chaque culture, afin de choisir de manière plus éclairée celles que je proposerai au collectif en vue d’un déploiement en surface et volume. L’idée est aussi de nourrir la réflexion sur la mécanisation éventuelle. Quelles machines seraient essentielles pour quelles cultures ? Une micro-moissonneuse ? Une batteuse manuelle ou électrique ? Un tarare ou un simple ventilateur pour pallier l’irrégularité du vent ?
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