La douleur est sourde, diffuse, profonde, irradiante, oscillante, et je me fustige. D’avoir avec trop de persistance outrepassé mes propres limites. Une fois de plus. Comme par hasard, c’est juste après la fin d'une série de récoltes (premier groupe) que je me suis adonnée à cet ultime abus de désherbage sans tai-chi préalable. Ce qui a déclenché un état de crise après une longue période larvée, entre fatigue et tendinites. J’ai quelques semaines de pause devant moi, avant que ne démarrent les grosses récoltes du second groupe, le maïs, les haricots secs, le millet, les sorghos. Mais le pronostic d’amélioration pour la névralgie cervico-braciale n’est pas rassurant. Quelques semaines, ça ne sera peut-être pas suffisant. Qu’ai-je fais là ? Comment me suis-je poussée dans ces efforts au-delà de mes forces disponibles, alors que rien d’objectif de m’y contraignait ?
Le prix à payer pour cultiver et récolter sans machines ne peut pas être aussi exorbitant, tout de même. Sauf que la durée de vie en bonne santé à l’époque d’avant les machines n’était pas celle d’aujourd’hui. Et que ma forme physique n’égale pas celle d’une travailleuse manuelle depuis sa jeunesse.
Je suis découragée, inquiète. c’est quoi cette horreur qui va et qui revient sans raison, de jour comme de nuit ? Qui m’empêche de bouger, qui m’empêche de rester immobile, qui rend douloureux n’importe quel geste quotidien ? Mon lit est un champs de bataille. Pas une position qui soit sans douleur. Deux semaines déjà et ça ne diminue pas. Est-ce que j’ai pris un abonnement pour la douleur à vie ? Le médecin m’a prescrit une radio de la colonne vertébrale entière, plus les hanches. Et des anti-inflammatoires mais pas d’antalgiques. Sadique ? J’en veux à tout le monde en plus de m’en vouloir à moi-même.
J’apprends (1) que le comportement erratique de cette névralgie est normal, ou plutôt statistiquement courant. Au lieu de diminuer, la douleur se promène. Elle régresse en étendue, mais pas en intensité. Ma vie s’est rétrécie. Négocier chaque heure avec la douleur. Ne plus aller au champ que pour cueillir une courgette ou une salade et regarder l’enherbement progresser. Il faut bien marcher quelques pas chaque jour, dit la kiné. Faire les exercices de neurodynamique (2) suivie du taï-chi, deux heures de séquence parfois deux fois dans la journée, y’a que ça qui me soulage, et encore. Lire est douloureux, donc je ne lis plus, même pas mes mails. Écrire est douloureux, donc je n’écris plus, même des texto. J’abandonne toutes les affaires en cours. Je larve. La nuit, je me retiens de gémir, ou bien je pars marcher jusqu’à la côte, en pyjama, faisant des vocalises à la recherche des vibrations qui me feront du bien. La lune est pleine ces jours-ci, et le pinceau du phare de Pen-Men salue l’acmé de mon cheminement. Je déprime et ressasse le négatif.
Trois semaines. La douleur s’est concentrée sur les cervicales et irradie sur l’arrière du crane jusqu’aux tempes et aux sourcils. Il parait que c’est une amélioration. Je commence à y croire, puisque mes épaules et mes bras ont effectivement retrouvé un état normal. L’ostéopathe tente quelque chose qui me fait paniquer. Il arrête son geste et me dit de revenir le voir quand je serai reposée. Prudent ou timoré ? Mais ses conseils sont bons. Arrêter le café, boire un verre d’eau par heure et surtout, profiter des accalmies pour dormir en journée et non pas pour faire quelque chose. Maïlys applaudit des deux mains, alors qu’elle endosse déjà toutes les tâches domestiques ou presque. Retour face au docteur avec la radio. Verdict épouvantable : C’est sérieux, madame, vous avez le dos d’une femme de 80 ans (3) je fonds en larme. Que deviendront mes projets de semencière ? Se révèle de manière aiguë l’importance qu’a pris cette activité pour moi ces dernières années et encore plus ces derniers mois. Je peux renoncer à participer aux chantiers, mais pas au champs. Il va falloir avoir des ambitions plus modeste, dit le docteur.
Quatre semaines. Bascule. Des bribes de sommeil en journée, plus l’eau chaque heure, moins le café, finissent par apporter un mieux sensible. Mes séquences de sommeil nocturne s’allongent. Il reste toujours le casque de douleur du matin, qui ne se dissipe jamais totalement en journée. Je reprends doucement les tâches ménagères pour soulager ma colocataire. Je recommence à lire, à écrire un peu. Il reste un fond de fatigue qui semble abyssal. Je suis moins préoccupée maintenant. Je mobilise un groupe d’enfants et deux adultes pour un atelier cueillette de maïs doux et conserverie, donc je rêvais depuis les semis, qu’il est temps de faire car le maïs est à point, et que je n’ai pas la force de réaliser seule. Tout le monde apprécie, et moi la première ! Le casque de douleur est encore là tous les matins et quand je bouge trop en journée.
Cinq semaines. Je continue les exercices et le Tai-chi. La douleur étant moins virulente, je ne les fais moins souvent, pas tous les jours. La douleur étant moins présente et moins continue, je reprends petit à petit les petits gestes du jardin. Un moment de désherbage doux, avec appuis et gainage. Les premiers haricots secs, les derniers pois chiches, les têtes de quinoa chaque fin de journée sèche. Un peu de bricolage, jamais seule pour ne pas faire les gestes qui forcent. Et sans m’en rendre compte, je me retrouve de nouveau à avoir passé la journée entière en activité. Certes pas des activités fatigantes, mais la somme me laisse bien lasse en fin de journée. Suis-je en train de retomber dans le travers de vouloir en faire trop ?
Mon entourage a changé d’attitude. Plusieurs membres du collectif me font remarquer gentiment que je bouge depuis un petit moment, là, ou bien me suggèrent pas trop longtemps, le désherbage et ça m’aide. Ça m’aide à me poser la question, à interroger mon corps. Suis-je en tension ? Suis-je en fatigue ? Suis-je en douleur ? Et si j’arrêtais là tout de suite et laissait la tâche inachevée ? Aujourd’hui je me suis observée fractionner mon activité en petites tranches douces. Ça fait partie de ma rééducation, au moins autant que le renforcement du dos. Nouvelles habitudes à mettre en place.
Sixième semaine. Retour à une forme de normalité, qui consiste à pouvoir vivre une journée sans lutter contre la douleur et m’endormir, depuis quelques jours, sans antalgique. La joie revient. Le ciel dégagé, et le maniement des haricots multicolores aident bien. Je ne veux pas renoncer à voir l'aboutissement de ce que j’ai lancé au printemps, que ça soit réussite ou échec (4). Il est temps aussi de commencer à préparer les parcelles pour l’hiver. Avec aide.
La réunion du cercle des annuelles a été l’occasion de clarifier que ce n’est pas la taille du jardin qui m’a conduite à m’épuiser, c’est le cumul du jardin, plus des chantiers (5) et aussi de mes autres engagements et déplacements. Il y a six semaines j’évoquais avec le paysan qui exploite la parcelle voisine la possibilité de lui prendre une « petite » tranche pour étendre mes essais de blé, mais aujourd’hui, je vois bien que ce n’est pas raisonnable. Pour cela, il faudra plus de bras, ou bien des machines. Désormais, ma position sur les surfaces cultivées est plus réservée : pas d’extension tant qu’il n’y aura pas plus de monde à consacrer du temps régulier aux cultures.
Le sentiment de solitude est une des lectures symboliques proposées pour les douleurs cervicales et cette lecture me parle profondément. J'ai donc évoqué, au cours du cercle de parole sur l'inclusion dans le collectif, la solitude dans laquelle je me trouve, au sein même de ce groupe, en tant que seule personne dont la vie pivote autour des saisons et des cultures. C'est peut-être cette solitude et le besoin d'appartenance qui m'ont fait me sur-engager dans les chantiers participatifs. Cultiver seule n'a jamais été mon aspiration (6) et les différents réseaux auxquels je suis connectée à distance ne suffisent pas à nourrir mon besoin de partage au quotidien. Yann et son groupe de jardiniers sauvages sont à plus de six heures de route, et les autres sont des réseaux virtuels. Le compagnonnage agricole avec Wayne me manque.
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Par la lecture et la discussion avec Mailys ma colocataire, kiné de son métier,
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Je me sens moins impuissante avec ce programme de mouvements qu’on appelle neurodynamique, qui consiste, par des posture et des gestes bien spécifiques, à faire coulisser les nerfs dans leur gaine, pour re-fluidifier leur mouvement. Ca me rappelle le taichi, par l’attention qu’il faut porter au détails du mouvement, la lenteur, et les bienfaits d’une gymnastique douce. Je n’avais jamais songé qu’il faudrait incorporer la gestuelle du taichi dans mes gestes quotidiens, pour entretenir le bon fonctionnement de mes nerfs et muscles, si sollicités dans mon activité paysanne. Mailys me montre à quoi ça pourrait ressembler. Tu peux désherber ces jours-ci, mais attention, en dansant, en changeant d’appui souvent, en portant attention à la précision du geste pour faire travailler les petits muscles et en renonçant à tout usage de la force des gros muscles. Regarde. Je la vois faire et je comprend ce qui fait la grâce de sa gestuelle au quotidien. La sienne et celle de beaucoup d’autres femmes, et parfois d’hommes, danseurs ou artisans. Elle m’indique aussi quelques exercices de renforcement musculaire, pour les muscles du dos, paradoxalement. Là on travaille les gros muscles, en ciblant ceux qui sont insuffisamment développés à cause de mon activité toujours par devant. Tirer, arracher, cueillir, semer, etc.… J’ai d’abord refusé ces exercices, pensant qu’ils seraient trop laborieux, douloureux. Mais comme il s’agit d’y aller progressivement, ça va. J’ai vraiment l’impression que ça participe au mieux.
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Il a sans doute exagéré la gravité du diagnostic, pour me flanquer la trouille. Ce en quoi il a réussi. N’empêche son avertissement est clair : si c’est pas les cervicales, ça sera les lombaires, c’est l’ensemble de la colonne qui est usée et atteinte d’arthrose.
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Le mantra que j'ai proposé pour les activités agricoles de cette année, c'est : soit ça marche, soit on apprend quelque chose. Je n'apprendrai pas grand chose en abandonnant mes cultures.
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Curieusement, je n'ai pas publié de note sur les chantiers de cette année, et pourtant, je me suis impliquée dans un bon nombre d'entre eux. Terre, terre-paille, paille compressée, sol en terre, chaux, chaux-terre, chaux-sable, chaux-liège, muret en pierre sèche, drainage, redressement de plancher, réfection de portes, gouttière, vélux.
- De la même manière, je n'ai jamais aspiré à naviguer en solitaire. C'est pour ça que je suis partie en couple avec un compagnon problématique ;-) . Mais Bien entendu, il ne s'agirait pas que les membres du groupe viennent au champ juste pour réduire mon isolement, ça n'aurait pas de sens.
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