La vie joue à me faire vivre quelque chose de terriblement déroutant. Réaliser que la femme forte, émancipée, éduquée, aventurière, anticonformiste que je croyais être s’est fait attraper dans le plus vieux piège du monde, celui du règne du masculin, et a renoncé durablement à une partie significative de son libre arbitre. De retour de cinq ans de voyage à la fois fantastique et très dur, je dois me rendre à l'évidence, il n’est pas en mon pouvoir de faire que ça se termine magnifiquement, quel qu’en soit mon désir. Non, je ne vais pas pouvoir mettre le négatif sous le boisseau et prétendre n’avoir vécu que le positif.
La vie joue à me faire goûter à quel point je n’aime pas et je n’ai jamais aimé les comportements machistes (1). Malgré l’immense affection que j’ai toujours eue et que j’ai encore pour mon compagnon de treize années de vie (2), il n’a aucune crédibilité à mes yeux quand il s’auto-affirme « non machiste ». Je n’ai compris la force de ma détestation de ces comportements qu’après notre séparation, lorsque l’écoute et la lecture des nouvelles voix féministes (3) ont posé des notions claires et un vocabulaire enrichi, précis, sur ce que j’avais vécu avec lui. Dans le feu de l'action, je restais plutôt incrédule, débordée par l’ampleur des anomalies mais refusant d’y croire et bien souvent je remettais un couvercle sur les faits ou les propos en les qualifiant de provocation tout juste destinée à me faire sortir de mes gonds (4). Il y avait plus que de la provocation.
Dans le même temps, mon trouble se complexifie, la vie joue à me faire entendre la partition que j’ai moi-même jouée face à cet homme-là, dans le duo intemporel de la domination homme-femme que nous avons interprété ensemble, tout en préparant puis effectuant, je tiens à le rappeler, un voyage dont l’extraordinaire beauté a fait rêver nos proches et nos lecteurices. J’ai d’abord exécuté ma partition innocemment et de très bon cœur pendant les sept années de préparation du grand départ, comptant sur la future vie de voyage pour régler bientôt les fautes d’harmonie. Puis je me suis prêtée au jeu de moins en moins volontiers mais repoussant encore l’échéance d’un constat d’échec amoureux. Ensuite, ma résistance à la dissonance cognitive que représentait le fait de vivre une vie « de rêve » en gâchant le quotidien s’est de plus en plus affirmée mais le mal était fait. Le pli était pris. Il n’est pas facile de déloger un dominant de sa position avantageuse. Le coût de l’insoumission était devenu, avec l’éloignement aux antipodes et l’isolement social dans lequel nous étions, tout simplement exorbitant pour moi. Je n’ai pu me résoudre à lâcher l’affaire, abandonner mon rêve et mon bateau à l'autre bout du monde en laissant mon homme, que je savais vulnérable, dans la difficulté. Je n’ai pas pu me résoudre non plus à le chasser de son rêve. J’ai donc prolongé de trois années de plus une vie de couple qui ne me satisfaisait pas, savouré les morceaux de choix que la vie avait encore à nous offrir dans cette aventure, en espérant un miracle sur le long chemin du retour. Il m’est encore très douloureux de mettre en mot ma propre participation à ces dysfonctionnements de longue durée, tant j’ai peur qu’elle soit comprise comme une co-responsabilité à égalité. Non, nous n’étions pas à égalité. Il avait des siècles de programmation sociale en sa faveur, programmation chez lui et programmation chez moi, complémentaires. Non, je ne consentais pas, je cédais seulement et il existe une immense différence entre consentir et céder.
Il est très remuant pour quelqu’un comme moi de se reconnaitre comme victime. Certes, partie prenante, mais aussi victime. J’avais toujours réussi, croyais-je, à éviter le gros des inégalités hommes-femmes pour ma part. Même si je les voyais autour de moi, je me considérais, je me croyais, je tenais à me croire (5), relativement en dehors de ce jeu-là. En 2020, je ne suis plus à mes propres yeux la femme forte que j’ai toujours cru être, je me sens vulnérable, endommagée, fatiguée. Ça a duré treize ans au total. Treize ans pendant lesquels j’ai considéré comme normal de me sentir gênée de gagner plus d’argent et de savoir mieux naviguer, normal de devoir réclamer qu’il honore sa part du contrat de coopération, normal de me faire violence pour épargner son amour-propre, normal de lutter pour le convaincre sur des orientations où ses propres demandes étaient parfaitement prises en compte, voire mieux. La vie a joué à me montrer ce qui arrive, sur le long terme, lorsqu’on laisse exister un droit de priorité du masculin sur le féminin. Un couple en ruine, beaucoup de violence, mon énergie en lambeaux et je ne sais pas dans quel état il est lui, derrière son masque d’indifférence, mais je gage que ce n'est pas brillant.
Vivant depuis cinq ans dans un tel contact avec les éléments naturels que la trajectoire de ma vie s’en trouve radicalement transformée, je ne peux m’empêcher de faire le parallèle entre mes troubles actuels et l’état de la planète, qui vit sous le règne de la domination masculine, prédatrice, compétitrice, accumulatrice, depuis un bon moment. On voit où ça nous a conduits ! Au bord du collapse. La planète brûle parce que nous n’en prenons pas soin de manière égalitaire, de manière respectueuse, parce que le colonialisme et le capitalisme se comportent comme le patriarcat, parce que les « non » des peuples et de la nature ne sont pas entendus comme des « non », parce que les élites les membres de la caste dominante insistent sans vergogne pour prendre leur part obscène des ressources, comme un violeur se convainc de son bon droit. Ce parallèle que j’évoque ici, d’autres l’ont fait depuis longtemps. Le mouvement éco-féministe (6) est né, dans les années 1970 et a cheminé en plusieurs branches. L'une des premières luttait et lutte encore pour la souveraineté semencière en Inde, voilà qui résonne étrangement avec mon propre désir de reconversion vers la production alimentaire.
Une convergence des luttes à laquelle je ne m’attendais pas mais qui, une fois considérée, me parle intimement. C’est la fusion des bannières des deux blogs dont je suis autrice. Le blog de voyage annonçait « réfléchir et agir pour mieux vivre ensemble »(7). Le présent blog ambitionne de partager mes propres « tribulations intimes de la prospérité occidentale vers un train de vie plus équitable », où l’intention d’équité portait initialement sur les ressources de la nature. La vie semble donc jouer à me faire rencontrer et rejoindre par ses deux composantes, l’écologie et le féminisme, un mouvement de l’histoire qui j’espère deviendra grand et contribuera à transformer le monde, à sauver notre espèce.
Comment faire maintenant ? Comment faire autrement ? Puisque j'ai contribué, je dois pouvoir déconstruire ma contribution et choisir de ne plus contribuer, moi qui suis émancipée, éduquée et financièrement autonome. Surtout pas donner la priorité à mes droits sur les siens, aux droits des femmes sur ceux des hommes ! Ça ne serait que la même chose à l’envers et donc voué à l’échec. Sans juger les individus, critiquer les systèmes et les processus maltraitants. Sans nier les blessures (8) et les peurs que tentent de masquer les réflexes de domination, siffler la fin de partie. Démasquer et abolir les « droits » illégitimes, réinterroger les postulats., tenter de construire une autre cohabitation des besoins, une autre coopération. Vaste programme.
Pour commencer, rendre grâce à l'activité d'écriture qui, une fois de plus, m'aide à prendre du recul et injecter du sens. Faire de ce thème du féminisme écologique, de l'écologie féministe, un autre sentier de mes tribulations. Tâtonner dans l'agir. A ma petite échelle, et dans un premier temps, j’espère ne plus jamais répondre à un désir de cet homme, si ce n’est à partir d’un élan joyeux, et je ne voudrai pour rien au monde qu’il se plie à mes demandes sous la contrainte. Ni lui ni personne d'autre. Je compte tenter d'éliminer de mon vocabulaire le masculin pluriel hégémonique, quitte à compliquer la lecture pour mes lecteurices (9). J’aspire à continuer la remise en question de mon propre prélèvement inégalitaire sur les ressources de la nature, même si l’emprise des habitudes de la vie occidentale rend la tâche si difficile. Je me retire, marche par marche, des systèmes de consommation, des circuits d’importation, des processus d’exploitation, impliqués dans la logique délétère (10) de la croissance illimitée. Sans chercher à rien prouver, sans me brutaliser moi-même, en douceur. Et quand l'élan me reviendra, qui sait, peut-être m'investirais-je dans une lutte collective ?
- Je suis inconfortable quand l'évocation d’une femme est émaillée de commentaires sur son physique. Je n’aime pas les histoires dites « blagues » sexistes. Je suis choquée par l’injonction faite aux femmes d’être belles pour plaire aux hommes. Je suis atterrée par le déni de l’existence même d’une violence universelle masculine envers les femmes. J’ai été atterrée par des critiques sordides contre le mouvement #metoo. Je me sens trahie quand mon compagnon se montre tendu, exigeant, voire odieux avec les gens que j’aime. Mon cœur se serre au souvenir des ironies mordantes qu’il s’est autorisés à mon égard aux pires moments. Je déteste quand l’homme préempte le récit du couple avec le pronom « nous », alors qu’il ne raconte que son propre vécu. J'ai souffert et je souffre encore d'une absence abyssale de gratitude que j'attribue à une incapacité à se mettre à égalité.
- Certes mon chéri a fait des efforts, à force de m’entendre protester. Mais une part de moi captait bien que ces efforts, il les faisait justement comme des efforts, comme une grâce qu’il voulait bien m’accorder temporairement et non pas comme si mes demandes de respect et d’équité lui apparaissaient comme légitimes. Et je savais que le travail serait à remettre sur l’établi.
- Le chœur des femmes qui ont libéré leur parole, notamment Victoire Tuaillon et les invité-es de son podcast « Les Couilles Sur La Table » (chez Binge Audio), une chronique bi-hebdomadaire de sciences sociales qui existe depuis 2017 et dont j’ai rattrapé deux ans de diffusion en quelques semaines d’écoute avide.
- Les femmes qu’on joue à faire sortir de leurs gonds avec des propos machistes sont facilement piégées. Il faut une grande distance, un talent fou ou énormément d’humour pour se dégager de l’attrape-nigaude.
- J'arrivais a mettre de coté , au titre d'anomalies négligeables les machismes ordinaires de mes recruteurs, patrons et collègues de travail pendant mes années de salariat. Mais comment ai-je réussi à gommer de mon histoire un viol commis par un collègue ?
- L’éco-féminisme est une grille d’analyse qui repose sur le fait que « la destruction de la nature et l’oppression des femmes ont la même origine », à savoir le capitalisme et le patriarcat. Il met en relation deux formes de domination : celle des hommes sur les femmes, et celle des humains sur la nature.
- Je mesure aujourd’hui combien mon chéri et moi avions une vision différente de ce qu’il signifiait. Pour moi, il y avait la question du couple dans le vivre ensemble.
- Mon ex-chéri a des blessures très profondes liées à ses origines, à son éducation et à des évènements particuliers de son enfance. Ma bienveillance envers sa personne est absolue, je sais qu’il n’a jamais eu d’intention délibérée de me nuire. Ce qui n'empêche qu'il a objectivement bénéficié de la culture patriarcale de nos milieux d'origine à tous les deux et de la société en général.
- Victoire Tuaillon utilise des astuces sonores pour diffuser une parole inclusive. J’ai trouvé que son « auditeurices » pour désigner son auditoire mixte passait très bien à l’oral !
- C'est comme la polygamie. Comment se fait-il qu'il faille encore expliquer que dans une population statistiquement équilibrée, chaque homme polygame laisse potentiellement sur le carreau autant de jeunes hommes frustrés qu’il a de femmes surnuméraires. Au bout du chemin, ça fabrique de la violence !
La photo de la femme noire esclave a déjà été publiée dans le blog de Skol pour illustrer la note "Après Abara de Vovo 3/3",peux-tu en choisir une autre pour cette note-ci? Merci. Le photographe
Rédigé par : A.Waksman | 28/01/2020 à 11:20
@ Arielito
Merci d'avoir pris la peine de me lire et merci pour cette intervention! Dans son ingénuité elle montre bien que tu n’as aucune mauvaise intention, tout en illustrant à la perfection le propos même de cette note.
Pour préciser :
- tu MECSPLIQUES* une chose que je suis sensée savoir, puisque je suis l’autrice de 99,6 % des notes du Blog de Skol.
- tu exprimes un désir sans considération pour ce que cela me couterait d’y répondre
- tu t’appuies comme un allant-de-soi sur une "règle" d’exclusivité contraire à l’accord que tu m’as donné précédemment
- tu me remercies pour quelque chose que je n’ai pas encore fait alors que je manque tant de tes remerciements pour les choses que j’ai faites et que je fais encore pour toi.
La pertinence paradoxale de ton intervention me fait mesurer combien il est difficile pour toi de comprendre ce dont parle cette note. Tu n’es pas le seul à te croire bien caché derrière les paravents de papier qui tentent encore de protéger les masculinités.
Donc ma réponse à ta question est : je pourrais, mais ça me prendrait beaucoup d’énergie et je le ferai sans joie, donc non. En revanche, si tu trouves toi-même une proposition d’image qui résonne aussi bien, voire mieux, avec mon texte, je l'examinerai avec un immense plaisir.
Nota: la MECSPLICATION est désormais officiellement reconnue comme une manifestation du machisme, en Angleterre au moins, où elle vient d’entrer au dictionnaire sous le terme MANSPLAINING.
Rédigé par : Isabelle Harlé | 28/01/2020 à 15:34
Chère Isabelle, merci pour ce beau texte qui résonne en moi (que j'ai lu et relu!)et qui vient ajouter la pièce manquante à la fin de mon histoire sentimentale...Merci aussi pour le lien "les couilles sur la table" (avec Virginie Despentes entre autre et que j'adore), bref, je ne suis pas la seule et je ne sens pas "mâle"! Merci, merci. Patricia
PS: crois tu que je peux le partager?
Rédigé par : Patricia | 05/02/2020 à 12:50
@ Patricia, très chère, je suis touchée de te lire. Non seulement tu peux partager, bien sûr, mais en plus je suis très désireuse de recevoir des commentaires et réactions, quelle que soit leur couleur. J'aimerai écouter d'autres femmes, comme toi, qu'elles aient ou pas ce genre de pièce manquante à leur puzzle (merci pour cette jolie métaphore!) et j'aimerai savoir si des hommes sont touchés ou blessés par mes manière de décrire ma prise de conscience.
Rédigé par : isabelle | 05/02/2020 à 18:03
A la suite d'une déambulation passive et virtuelle, qui débuta par la vente d'un bateau baptisé Skol pour terminer ici même, j'ai été frappé par la qualité littéraire des différents sujets que j'ai parcourus. Je n'ose imaginer le temps qu'il a fallu pour construire ces récits, ordonner les mots, peser leurs sens, revenir en arrière, corriger, avant d'admettre qu'au final la proposition initiale était la meilleure. Ces pages m'ont captivé, interrogé, étant proche tant des sujets marins que terrestres. Je ne partage pas forcément l'ensemble des points de vue, mais la force même des idées est d'être malléable au prisme des expériences partagées, exacerbées au grès des douleurs rencontrées, parfois porte étendard d'idéologies passées et futures ou encore furtives, aimant se faire désirer. Membre de cette biologie dominatrice et chasseresse, favorisé des cultures occidentales, je m'interroge sur les responsabilités sociales réciproques. L'histoire n'est elle pas exacerbée par le poids - j'y consens- significatif des erreurs ? Ces lignes sont elles un regard objectif sur les trois derniers millénaires ? J'interroge, la réponse m'est étrangère.
Merci pour la qualité de ces lignes.
Rédigé par : Mark | 15/09/2020 à 21:25
@ Mark :
Merci d'avoir répondu à mon appel à réactions masculines.
En tant qu’autrice de ces deux blogs, je suis comblée par vos compliments et la reconnaissance de mon travail d’écriture, qui compte énormément pour moi. Merci !
En tant que féministe je suis un peu sur ma faim, j'aimerai mieux comprendre votre regard d'homme lecteur derrière celui du lecteur érudit, et j'avoue me sentir un tantinet gênée par vos ultimes questions.
Un texte engagé comme le mien n’a pas projet d’objectivité, il est éminemment subjectif. En revanche il prend explicitement en compte le poids de l'histoire.
Mon ex-compagnon m’a souvent présenté l’histoire comme une EXCUSE pour ses propres comportements dominateurs et son manque de motivation pour en changer. Peut-être n’était-ce pas votre fil de pensée, mais la manière dont vous ciselez votre question pourrait permettre de l’imaginer.
Je pense pour ma part que cette même histoire représente au contraire un FONDEMENT incontestable au raz le bol féministe et devrait amener les hommes occidentaux blancs, hétéros, ci-genres et éduqués comme vous l’êtes probablement, à s’atteler, ensemble, à la tâche de changer leur coté du monde.
Parmi ceux qui le font déjà, je recommande particulièrement Thomas Messias dans son poscast “Mansplaining” chez Slate.fr et Francis Dupuis-Deri dans une excellente interview sur la prétendue “crise de la masculinité” au micro de Thinkerview. Avez-vous tenté d'écouter ces hommes ? Que pensez-vous de leur démarche ?
Enfin, je suis particulièrement sensible à la formulation “responsabilités sociales réciproques”. Voudriez vous préciser ce à quoi vous songez avec cet usage du mot “réciproque”? Pour ma part, je peux concevoir que le patriarcat exerce aussi des contraintes sur les hommes, mais, voyez-vous, je ne goûte guère la niveau rhétorique des responsabilités respectives des dominants et des dominé-es que ce mot "réciproque" suggère. C’est un peu le sujet de ma prochaine note et votre commentaire vient à point pour m’inviter à ciseler encore ma formulation avant de la publier.
Au plaisir de continuer l’échange, si vous le souhaitez.
Rédigé par : Isabelle | 16/09/2020 à 15:57