En semant la fin des haricots hier, j’avais bien conscience du caractère aléatoire de mon geste. Mon outil, fait d’un tube biseauté et légèrement ouvert au bas, traverse d’abord les dix à quinze centimètres de solide paille d’avoine (1) avant de toucher quelque chose de dur. Je ne vois rien, mais je sens. Ai-je touché le sol ? Une tige épaisse ? Une touffe racinaire ? La pointe a-t’elle pénétré la terre ? Suffisamment ? Je tourne l’outil pour ameublir localement tout en creusant un peu, ce qui dirige mécaniquement la pointe vers une zone libre de grosses racines d’avoine ou de féverole. Je ne vois toujours pas ce qui se passe. Puis j’introduis dans le haut du tube les six graines que j’ai décidé d’affecter à chaque « poquet » de semi. C’est bien plus qu’il n’en faut mais justement, comme les tiges et feuillages du couvert sont à peine écartés par le tube, je ne peux pas bien voir si toutes les graines tombent vraiment dans le creux et pas à coté, en rebondissant par exemple. Puis je touille de nouveau avec l’extrémité de mon outil, en tentant de rabattre de la terre sur les graines déposées, à l’aveugle.
Il y a un petit frisson à procéder ainsi. L’exercice consiste, pour moi, à tenter une technique qui, si elle s’avère efficace, pourrait rendre des services considérables à l’avenir, en agriculture vivrière. Évidemment, je me suis plusieurs fois accroupie pour examiner ce qui se passait, surtout au début. Soulever un peu les feuillages, ou écarter les pailles, évaluer la qualité du contact graine/terre, la profondeur d’enfouissement ou le nombre de graines hors du trou. Observer le résultat et ainsi fournir un retour d’information à mon corps qui tâtonnait, afin qu’il imagine mieux, à l’avenir, ce qui se passe à l’autre bout de la canne. J’ai semé ainsi deux ou trois mille graines de haricots, sans craindre la perte. Olivier Hamant (2) n’affirme-t’il pas que la robustesse vient de l’inefficacité ? Les semences sont issues, pour la plupart, de mes propres cultures des années précédentes. Déjà semées dans des conditions relativement rudes, elles sont un peu aguerries. Celles qui survivront à ce semi sans visibilité et produiront une plante capable d’aller jusqu’à la graine en bout de cycle le seront sans doute un cran plus loin.
J’ai bien fait d’arroser abondamment hier, le sol est relativement ameubli, assez pour permettre un petit creusement, et juste pas trop pour que la terre ne colle pas (3). Là aussi je tâtonne. Entre l’envie de laisser les plantes aller chercher l’eau dans les couches inférieures et le risque d’assèchement et durcissement de la surface. Les racines qui s’allongent à la recherche de l’eau finiront par s’y décomposer, installant une matière organique bienvenue pour la vie du sol et un réseau capillaire également bienvenu, pour la vie du sol future et la capacité future du sol à stocker de l’eau.
Si les cinq premier centimètres du sol sont très secs, les plantes déjà installées n’ont pas forcément soif. Mais la vie microscopique de cette couche là souffre un peu, je crois. Les organismes vivants, insectes, vers de terre, champignons, ont besoin d’un minimum d’humidité pour vivre, se reproduire, et faire le travail digestif qui rend le sol fertile. En plus, faire un semi ou un repiquage dans un sol sec et dur est fastidieux. Pour le semi des courgettes, une vingtaine de poquets, j’ai arrosé localement, là où je voulais semer. Pour les haricots, quelques centaines de poquets, j’ai préféré arroser toute la zone par aspersion, ce qui est bien mieux du point de vue du soin à la vie du sol.
Ça ressemble à une chronique de jardinage, mais ne vous y trompez pas. Il s’agit avant tout d’une introspection. Une chronique de ma relation au sol, à la semence, au geste. Il s’agit de mettre en mots et restituer un chemin d’apprentissage qui ne cherche pas la garantie du résultat par la maîtrise des paramètres . Je cherche au contraire une probabilité raisonnable de résultat par le renoncement à maîtriser les paramètres. C'est le récit d’une espèce de conversation sensible et probabiliste avec du vivant. Je prends conscience, en écrivant, que ce que je pratique, ce que j'explore, est une sorte d'agriculture de l'imprécision, qui s'opposerait à la l'agriculture de précision que les technosolutionnistes nous vantent comme la seule voie. C'est donc une démarche politique.
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Le couvert végétal avoine/blé/féverole/vesce que j’ai couché récemment. Il faudra des semaines pour que la dégradation des tiges s’engage vraiment, après celle des feuillages.
- "Antidote au culte de la performance".
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C’est un sol ressuyant, je le sais depuis mon arrivée l’an dernier quand nous avons pu faire passer la charrue à la fin d’un mois de février pluvieux, alors que tous les champs alentours étaient saturés, boueux, impraticables.
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